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Yukio Mishima Une soif d’amour Traduit de l’anglais par Léo Lack Gallimard

 

 Yukio Mishima (pseudonyme de Kimitake Hiraoka) est né en 1925 à Tokyo. Son oeuvre
littéraire est aussi diverse qu’abondante : essais, théâtre, romans, nouvelles, récits de
voyage. Il a écrit aussi bien des romans populaires qui paraissaient dans la presse à grand
tirage que des oeuvres littéraires raffinées, et a joué et mis en scène un film qui préfigure sa
propre mort.
Il a obtenu les trois grands prix littéraires du Japon. Son grand oeuvre est une suite de
quatre romans qui porte le titre général de La mer de la Fertilité. En novembre 1970, il
s’est donné la mort d’une façon spectaculaire, au cours d’un seppuku, au terme d’une
tentative politique désespérée qui a frappé l’imagination du monde entier.


 Ce jour-là, Etsuko entra dans le grand magasin de Hankyu et acheta deux paires de
socquettes de laine, l’une bleue, l’autre marron. Elles étaient de couleur unie et solide.
Elle s’était rendue à Osaka et avait fait ses derniers achats dans ce magasin de Hankyu,
la dernière station. Il ne lui restait plus qu’à rebrousser chemin et prendre le train pour
rentrer chez elle. Elle ne s’offrirait même pas une tasse de thé, et moins encore un repas.
Etsuko détestait par-dessus tout la cohue de la ville.
Si elle en avait envie, elle n’aurait qu’à descendre les escaliers conduisant au terminus
d’Umeda pour gagner Shinsaibashi ou Dotonbori par le métro. Ou si, en quittant le
magasin, elle traversait le carrefour où les cireurs, alignés, criaient : « Faites briller vos
chaussures ! », elle se trouverait sur la plage de la ville, balayée par le flot des marées.
Osaka inspirait à Etsuko, née et élevée à Tokyo, une terreur irraisonnée. C’était une
ville de magnats du commerce, de vagabonds, d’industriels, d’agents de change, de
prostituées, de trafiquants d’opium, d’employés de bureau, de camelots, de banquiers, de
fonctionnaires, de chanteurs populaires de gidayu, de femmes entretenues, de petits
épargnants, de journalistes, d’artistes de music-hall, de barmaids, de cireurs de chaussures.
Mais ce n’était pas là ce qu’Etsuko redoutait le plus. N’était-ce rien d’autre que la vie ellemême
? La vie, cette mer complexe, illimitée, pleine d’un assortiment d’épaves flottantes,
roulant de violentes et capricieuses vagues dont les verts et les bleus, cependant, restaient
toujours limpides.
Etsuko ouvrit son sac en toile pour y enfouir les socquettes. Un éclair illumina les
fenêtres ouvertes. Il fut suivi d’un solennel coup de tonnerre qui fit vibrer les rayons de
verre du magasin.
Le vent s’engouffra à l’intérieur et renversa un petit écriteau qui indiquait « Affaires
Spéciales ». Des employés coururent fermer les fenêtres. Le magasin s’assombrit. Les
lumières, qui restaient allumées dans la journée, parurent soudain briller davantage. La
pluie ne tombait pas encore.
Etsuko passa la main dans la poignée de son sac. Le bambou recourbé lui érafla l’avantbras
tandis qu’elle portait ses mains à son visage. Ses joues étaient très chaudes. Cela lui
arrivait souvent sans raison. Ce n’était le symptôme d’aucune maladie, mais, tout à coup,
ses joues devenaient brûlantes. Bien que petites, ses mains étaient calleuses et bronzées, et
leur petitesse même les faisait paraître plus rudes. Elles lui grattaient les joues, intensifiant
la sensation de brûlure.
Etsuko eut soudain l’impression qu’elle pouvait faire n’importe quoi : traverser un
carrefour, par exemple, et, comme si elle s’élançait d’un tremplin, plonger au beau milieu
de toutes ces rues. Méditant là-dessus, son regard tomba sur la foule qui se pressait dans
les rayons parmi les multitudes d’articles et elle s’abandonna un moment à une rêverie.
Ses rêves n’avaient trait qu’à des choses heureuses. Le malheur l’effrayait.
D’où lui vint ce courage ? Le tonnerre ? Les socquettes qu’elle venait d’acheter ?
Etsuko fendit la foule et se hâta vers les escaliers. Parvenue au rez-de-chaussée, elle
s’approcha du guichet des billets.
Elle regarda au-dehors. Au bout de quelques instants, la pluie s’était transformée en
averse. Les trottoirs étaient déjà mouillés comme s’il pleuvait depuis des heures. La pluie
rejaillissait sur les pavés.
Etsuko se dirigea vers l’une des issues. Elle avait retrouvé son calme et se détendit en
marchant. Elle était lasse et quelque peu étourdie. Elle n’avait pas de parapluie et ne
pouvait sortir. Non, ce n’était pas ça. Sortir n’était plus nécessaire.
Elle demeura près de la porte et regarda la rangée de boutiques de l’autre côté de la rue,
au-delà des rails du tramway, des feux de circulation et de la chaussée qui disparaissait si
rapidement sous la pluie, dont les éclaboussures atteignaient même l’endroit où elle se
trouvait, mouillant le bas de son kimono. Dans l’encadrement de la porte, les gens étaient
bruyants. Un homme arriva jusqu’à elle en courant, abritant sa tête sous une petite valise.
Une femme vêtue à l’européenne entra précipitamment, se couvrant la tête d’un foulard.
On eût dit qu’ils étaient venus rejoindre Etsuko, la seule à n’être pas trempée.
Elle était entourée d’hommes et de femmes qui pouvaient être des bureaucrates, tous
dégouttant de pluie. Ils maugréaient, plaisantaient, jetaient un regard de soulagement sur
l’averse à laquelle ils venaient d’échapper. Pendant un certain temps, ils contemplèrent en
silence le ciel chargé d’eau. Seul le visage d’Etsuko était sec.
De l’infini, la pluie se déversait à torrents et paraissait irrépressible. Le tonnerre allait
s’éloignant, mais le bruit de l’averse était assourdissant et figeait le coeur. Les coups de
klaxon et les braillements du haut-parleur de la gare eux-mêmes ne pouvaient rivaliser
avec le fracas de la pluie.
Etsuko quitta le groupe qui attendait la fin de l’ondée pour prendre place à la
silencieuse et longue queue qui s’était formée devant le guichet.
La gare d’Okamachi, sur la ligne Hankyu-Takarazuka, est à trente ou quarante minutes
de la gare centrale d’Umeda, à Osaka. Les express ne s’y arrêtent pas. Maïden, où habitait
Etsuko, était une banlieue de la ville de Toyonaka, dont la population avait doublé après la
guerre. Elle était devenue le refuge de nombreux sans-abri, victimes des bombardements
d’Osaka. Certains autres étaient attirés vers la ville par les bâtiments construits pour
l’administration départementale. Maïden était rattachée à la préfecture d’Osaka. Ce n’était
pas, à proprement parler, la campagne.
Cependant, si l’on voulait acheter quelque article spécial et à meilleur marché, il fallait
aller à Osaka et perdre plus d’une heure. Ce jour-là, veille de l’équinoxe d’automne,
Etsuko avait eu l’intention d’acheter un pamplemousse, fruit préféré de son défunt mari,
pour l’apporter en offrande à son autel. Malheureusement, il n’en restait plus au rayon des
fruits du grand magasin. Elle n’avait pas envie d’en chercher ailleurs, mais, poussée par un
remords de conscience ou quelque autre obscure impulsion, elle avait été sur le point de
gagner la rue lorsque la pluie l’en avait empêchée. C’était tout. Rien d’autre n’importait.

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