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Antoine de Saint-Exupéry TERRE DES HOMMES

 

Henri Guillaumet mon camarade je te dédie ce livre.
Antoine de Saint-Exupéry




La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres.
Parce qu'elle nous résiste. L'homme se découvre quand il se
mesure avec l'obstacle. Mais, pour l'atteindre, il lui faut un outil.
Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour,
arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu'il
dégage est universelle. De même l'avion, l'outil des lignes
aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes. 
 
J’ai toujours, devant les yeux, l'image de ma première nuit de
vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme
des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine.
Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle
d'une conscience. 
Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on
poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on
cherchait à sonder l’espace, on s'usait en calculs sur la nébuleuse
d’Andromède. Là on aimait. De loin en loin luisaient ces feux
dans la campagne qui réclamaient leur nourriture. Jusqu'aux plus
discrets, celui du poète, de l'instituteur, du charpentier. Mais
parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien
d'étoiles éteintes, combien d'hommes endormis...
Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de
communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin
en loin dans la campagne.

Chapitre I
 
La ligne
C’était en 1926. Je venais d’entrer comme jeune pilote de
ligne à la société Latécoère qui assura, avant l’Aéropostale, puis
Air France, la liaison Toulouse-Dakar. Là j’apprenais le métier. À
mon tour, comme les camarades, je subissais le noviciat que les
jeunes y subissaient avant d’avoir l’honneur de piloter la poste.
Essais d’avions, déplacements entre Toulouse et Perpignan,
tristes leçons de météo dans le fond d’un hangar glacial. 
 
Nous vivions dans la crainte des montagnes d’Espagne, que nous ne
connaissions pas encore, et dans le respect des anciens.
Ces anciens, nous les retrouvions au restaurant, bourrus, un
peu distants, nous accordant de très haut leurs conseils. 
 
Et quand l'un d'eux, qui rentrait d'Alicante ou de Casablanca, nous
rejoignait en retard, le cuir trempé de pluie, et que l'un de nous,
timidement, l'interrogeait sur son voyage, ses réponses brèves, les
jours de tempête, nous construisaient un monde fabuleux, plein
de pièges, de trappes, de falaises brusquement surgies, et de
remous qui eussent déraciné des cèdres. 
 Des dragons noirs défendaient l'entrée des vallées, des gerbes d'éclairs couronnaient
les crêtes. Ces anciens entretenaient avec science notre respect.
Mais de temps à autre, respectable pour l'éternité, l'un d'eux ne
rentrait pas.
 
Je me souviens ainsi d'un retour de Bury, qui se tua depuis
dans les Corbières. Ce vieux pilote venait de s’asseoir au milieu de
nous, et mangeait lourdement sans rien dire, les épaules encore
écrasées par l'effort. 
 
C'était au soir de l'un de ces mauvais jours où, d'un bout à l'autre de la ligne, le ciel est pourri, où toutes les montagnes semblent au pilote rouler dans la crasse comme ces
canons aux amarres rompues qui labouraient le pont des voiliers
d'autrefois. Je regardai Bury, j'avalai ma salive et me hasardai à
lui demander enfin si son vol avait été dur. Bury n'entendait pas,
le front plissé, penché sur son assiette. 
 À bord des avions découverts, par mauvais temps, on s'inclinait hors du pare-brise,
pour mieux voir, et les gifles de vent sifflaient longtemps dans les
oreilles. Enfin Bury releva la tête, parut m'entendre, se souvenir,
et partit brusquement dans un rire clair. Et ce rire m'émerveilla,
car Bury riait peu, ce rire bref qui illuminait sa fatigue. 
Il ne donna point d'autre explication sur sa victoire, pencha la tête, et
reprit sa mastication dans le silence. 
Mais dans la grisaille du restaurant, parmi les petits fonctionnaires qui réparent ici les
humbles fatigues du jour, ce camarade aux lourdes épaules me
parut d'une étrange noblesse ; il laissait, sous sa rude écorce,
percer l'ange qui avait vaincu le dragon.
 
Vint enfin le soir où je fus appelé à mon tour dans le bureau
du directeur. Il me dit simplement :
« Vous partirez demain ? »
Je restais là, debout, attendant qu'il me congédiât. Mais,
après un silence, il ajouta :
« Vous connaissez bien les consignes ? »
 
Les moteurs, à cette époque-là, n'offraient point la sécurité
qu'offrent les moteurs d'aujourd'hui. Souvent, ils nous lâchaient
d'un coup, sans prévenir, dans un grand tintamarre de vaisselle
brisée. Et l'on rendait la main vers la croûte rocheuse de
l'Espagne qui n'offrait guère de refuges. « Ici, quand le moteur se
casse, disions-nous, l'avion, hélas ! ne tarde guère à en faire
autant. »
 Mais un avion, cela se remplace. 
 
L'important était avant tout de ne pas aborder le roc en aveugle. Aussi nous interdisait-
on, sous peine des sanctions les plus graves, le survol des mers de
nuages au-dessus des zones montagneuses. 
Le pilote en panne, s'enfonçant dans l'étoupe blanche, eût tamponné les sommets
sans les voir.
 

C'est pourquoi, ce soir-là, une voix lente insistait une dernière
fois sur la consigne :
« C'est très joli de naviguer à la boussole, en Espagne, au-dessus des mers de nuages, c'est très élégant, mais...
Et, plus lentement encore :« ... mais souvenez-vous : au-dessous des mers de nuages...
c'est l'éternité.
Voici que brusquement, ce monde calme, si uni, simple, que
l'on découvre quand on émerge des nuages, prenait pour moi une
valeur inconnue. 
Cette douceur devenait un piège. J'imaginais cet
immense piège blanc étalé, là, sous mes pieds. Au-dessous ne
régnaient, comme on eût pu le croire, ni l'agitation des hommes,
ni le tumulte, ni le vivant charroi des villes, mais un silence plus
absolu encore, une paix plus définitive.  
Cette glu blanche devenait pour moi la frontière entre le réel et l'irréel, entre le
connu et l'inconnaissable. Et je devinais déjà qu'un spectacle n'a
point de sens, sinon à travers une culture, une civilisation, un
métier. Les montagnards connaissaient aussi les mers de nuages.
Ils n'y découvraient cependant pas ce rideau fabuleux.
Quand je sortis de ce bureau, j'éprouvai un orgueil puéril.
 
J'allais être à mon tour, dès l'aube, responsable d'une charge de
passagers, responsable du courrier d'Afrique. Mais j'éprouvais
aussi une grande humilité. 
Je me sentais mal préparé. L'Espagne
était pauvre en refuges ; je craignais, en face de la panne
menaçante, de ne pas savoir où chercher l'accueil d'un champ de
secours. 
Je m'étais penché, sans y découvrir les enseignements
dont j'avais besoin, sur l'aridité des cartes ; aussi, le cœur plein de
ce mélange de timidité et d'orgueil, je m'en fus passer cette veillée
d'armes chez mon camarade Guillaumet.  
Guillaumet m'avait précédé sur les routes. 
Guillaumet connaissait les trucs qui livrent les clefs de l'Espagne. 
Il me fallait être initié par Guillaumet.

Quand j'entrai chez lui, il sourit :
« Je sais la nouvelle. Tu es content ? »
Il s'en fut au placard chercher le porto et les verres, puis
revint à moi, souriant toujours :
« Nous arrosons ça. Tu verras, ça marchera bien. »

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