CONTES FÉERIQUES ET RUSTIQUES
AZELINE
Elle a
été défigurée par les folkloristes, au gré des provinces diverses sur
lesquelles ils opèrent. Je n'ignore pas, certes, que chaque race a le droit
d'assimiler à son caractère ethnique les contes merveilleux, nés du rêve, dont
l'humanité est légitime héritière. Peau
d'Ane est d'origine hindoue, mais Azeline est celtique, et son thème se prête mal aux
paraphrases de l'imagination méridionale, par exemple. Il y faut l'encadrement
de cette terre de granit recouverte de chênes, battue par une mer méchante, et
où les calvaires se mêlent encore aux dolmens dans une confusion de croyances
propice au surnaturel. Si la légende saint-briacquoise repose sur un roman
vécu, ledit roman n'a pu l'être qu'en Bretagne. Et voici comment je l'ai eue,
dans mon village, d'une excellente sorcière traditionnaliste qui, l'an dernier,
vivait encore, et qu'on appelait: la mère l'Oie, parce qu'elle en traînait une,
comme un chien, à ses jupes. Il paraît que cette oie l'avait, une nuit, sauvée
des voleurs, comme celles du Capitole sauvèrent Rome, ni plus ni moins, de nos
aïeux les Gaulois.
—Mon bon monsieur, ce n'est pas que je
l'ai connue, non vère, quoique vieille, je suis trop jeune, mais la mère de mon
père l'a vue comme je vous vois. Elle s'appelait Azeline, et elle était du
bourg de Saint-Briac, où les filles sont le plus jolies et ont les plus belles
coiffes. C'était au temps jadis où il y avait encore des rois régnants et où
tout le monde allait, le dimanche, à la messe. Les parents d'Azeline avaient du
bien, ce qui n'est pas pour nuire, et, comme, à leur mort, elle était seule à
en hériter, il ne lui manquait pas de danseurs aux assemblées. Mais elle n'en
avait que pour son Jan Bris, qui, nécessité de vivre, était marin et faisait la
pêche à Terre-Neuve.
«Ce Jan
Bris lui avait retenu son coeur. Ils devaient se marier quasiment à la
Saint-Michel, dès que son bateau serait de retour avec le chargement, sans
retard. Pendant son absence, elle se brodait du fin linge et lui marquait des
mouchoirs à leur chiffre entremêlé: J.A., ceci pour bien vous le dire. Mais
voilà qu'un soir son aiguille cassa sur l'ouvrage. La première fois, ça ne
compte pas. A la deuxième, vaut mieux cesser de coudre, parce qu'à la troisième
c'est le signe de mort. Elle le savait, mais elle continua, elle l'aimait trop,
ça n'était pas possible. La troisième aiguille rompit.
«Sur nos
côtes, voyez-vous, on ne sait pas comment les naufrages sont connus avant qu'on
en ait la nouvelle. C'est, dans les voix de la mer, un certain cri particulier
auquel les marins ne se trompent pas. Il vient par les mouettes qui se passent
le malheur. Le père d'Azeline l'entendit de sa fenêtre, la mère aussi, et,
sachant bien qu'elle mourrait si on ne la préparait pas à petits coups à son
chagrin, ils l'emmenèrent à Jouvente-sur-Rance, où il y avait des noces pour
les fiançailles d'une cousine.
«A peine
venaient-ils d'y partir que les Anglais rapportaient à Saint-Jacut-de-la-Mer le
corps du pauvre jeune homme, trouvé sur leurs rochers, afin qu'il fût enterré
dans la terre de son baptême. La cérémonie eut lieu le jour même, en présence
du recteur de la paroisse, tandis qu'Azeline dansait, comme une innocente, à
Jouvente-sur-Rance.
«Elle
seule ignorait peut-être son infortune, annoncée par les mouettes. Une cousine
mauvaise, parce qu'elle était carabossue et naine, lui avait bien dit, par
allusion:
«Mais
elle n'avait pas compris. Pouvait-elle comprendre? Elle l'aimait tant, son beau
Jan Bris! Et elle était rentrée dans la ronde.
«Ce fut
alors qu'on vint l'avertir que quelqu'un la demandait à la porte de la
métairie, sur la route. Elle y alla; c'était Jan Bris.
«Il
tenait par la bride un cheval gris de fer qui, malgré le soleil, était
enveloppé de brouillard. Ses naseaux en fumaient comme des cheminées, et ses
sabots en tiraient comme du chanvre qu'on dévide.
«—Et, la
soulevant entre ses bras, il l'assit sur le cheval gris de fer, et ils
partirent. Elle ne lui demanda même pas où on allait, elle était si heureuse,
oh! si heureuse!…
«Comment
faisait-il déjà nuit en plein midi, ce n'est pas le plus étrange, mais il est
certain que le ciel était comme une ardoise. Il serait impossible d'expliquer
autrement pourquoi il y filait tant d'étoiles. Le cheval gris de fer les
rattrapait toutes à la course et il arrivait avant elles à l'horizon.
«Au-dessous
d'eux, d'arbre en arbre, une corneille appelait ses petits, enlevés par un
émouchet. Jan la lui montra, en silence.
«—Non,
lui jeta-t-elle à l'oreille, ce n'est pas un corbeau, c'est une hirondelle de
mer. Nous approchons de chez nous. J'entends le déchirement de toile que font
les vagues sur nos grèves. Voici le clocher de Saint-Briac et les bassins,
bordés de bois pleins de bruyères où sont tous nos souvenirs. Tiens, la maison
paternelle, regarde!…
«Azeline
ôta sa capuce et la lui attacha sur les épaules. Le cheval filait, filait
toujours, sa filasse de nuage aux sabots. Saint-Briac passa, puis, dans la
plaine, des villages endormis qu'elle nommait au passage. Les chiens hurlaient,
comme ils font aux fantômes.
«Tout à
coup, au-dessus du vieux castel du Guildo, qui croule depuis huit siècles,
pierre à pierre, dans l'Arguenon, Jan se plaignit que le vent du nord lui
traversât le crâne.
«Elle
prit alors l'un des mouchoirs blancs qu'elle lui marquait J.A., de leur chiffre
entrelacé, et elle en banda le front du cavalier.
«Et,
comme ils arrivaient à Saint-Jacut-de-la-Mer, le cheval gris de fer dessina une
courbe dans l'air, comme s'il glissait du pont de l'arc-en-ciel, et il vint
s'abattre sur la place, devant le porche de l'église.
«De tous
ceux qui étaient là, les femmes seules et les enfants virent distinctement Jan
Bris sur le cheval et le reconnurent, mais les hommes, eux, virent Azeline. Ils
l'aidèrent même à mettre pied à terre.
«Dans
l'église, le glas de l'enterrement ne tintait plus, mais il bruissait encore.
Le bedeau mouchait les cierges. L'encens s'évaporait à peine, et sur un banc
une vieille sanglotait à la Vierge mère, car Jan était le plus beau de ses six
enfants, le plus fort et le plus tendre. La jeune fille courut à elle.
«—Mon
enfant, un bon chrétien, un brave marin, un Breton, qu'on a recueilli sur la
côte anglaise. Le bateau est perdu, capitaine, équipage et mousse. Le bon Dieu
ne nous a rendu que Jan Bris, je veux dire son cadavre.
«Toute
la commune décida que de pareils amants ne pouvaient pas être désunis, et que
ce serait injuste s'ils ne partageaient pas, non seulement la même tombe, mais
le même cercueil. On le rouvrit donc, et savez-vous ce que l'on y vit?… Ma
grand'mère paternelle y était, et jamais elle n'a menti en quatre-vingts ans
d'existence…. Eh bien! le corps de Jan Bris, longtemps ballotté par la mer,
avait repris toute sa consistance, il avait la capuce d'Azeline aux épaules, le
mouchoir blanc marqué J.A. autour du front, et, miracle d'amour plus admirable
encore, il portait au doigt l'anneau nuptial qu'elle lui avait donné à son
départ pour la pêche à Terre-Neuve, et que les Anglais n'avaient pas retrouvé
sur son cadavre.
«Voilà
comment on s'aimait chez nous, mon bon monsieur, au temps où il y avait des
rois régnants, quand tout le monde allait, le dimanche, à la messe, et ceux qui
disent que l'histoire s'est passée ailleurs qu'en Bretagne sont des menteurs
qui veulent nous faire du tort dans l'esprit du monde.»
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