CONTES FÉERIQUES ET RUSTIQUES
LE DIABLE EN BRETAGNE
Je pense
à vous, bonnes gens de la glèbe, sur qui la nuit tombe si vite déjà dans la
campagne déverdie, et à qui novembre tinte, avec celui des trépassés, le glas
du chômage hivernal. De ce Paris qui flamboie en vos rêves et où vous avez
quelque gars peut-être jeté dans la mêlée ouvrière, je vois, la-bas, entre mes
livres, le hameau breton, noyé dans la brume violâtre dont s'encrêpent à
présent nos crépuscules; je marche à vous par les sentes ravinées où les vaches
se hâtent d'elles-mêmes à la litière; je reconnais les chaumières grises aux
toitures rousses, où floconne lourdement le pompon de fumée, panache de la
marmite; et je viens pour vous distraire, car les tueurs de temps vous
oublient.
Pour mon
compte, soyez-en sûrs, si l'en était maître de sa vie, je n'emploierais la
mienne qu'à vous raccourcir les heures lentes pendant le sommeil de la nature,
car vous êtes le public idéal des conteurs. Vous croyez. Oui, vous croyez,
comme au moyen âge, au temps où les douces et gaies légendes de notre florilège
ethnique allégeaient le servage et trompaient la misère. Vous restez, devant le
foyer rembrandtesque, où le lard de la Noël se saure, l'auditoire des
«mystères» et des soties, plus crédules aux fées qu'aux anges peut-être, mais
francs gausseurs du diable, amis des douze apôtres de N.-S. Jésus-Christ. Cet
état d'âme, contre lequel ne prévaudra pas, à dire d'experts, la «gratuite» la
plus obligatoire, est précisément celui qu'il faut à l'art des tueurs de
temps, vulgo: poètes. Donc un
fagot dans l'âtre, et écoutez celle-ci, que les enfants peuvent ouïr, tandis
que le grillon porte-bonheur crisse comme un mur qu'on râcle et chante aux
joies de la flamme.
Si vous
n'avez pas connu Jean Kerlot, c'est que vous n'avez connu personne, car,
pendant soixante bonnes années, on n'a vu que lui dans la paroisse. De plus
avisé, qu'on en cherche! Aussi a-t-il laissé du bien à sa parenté, mais non
pas, hélas! son intelligence, à preuve ce beau moulin sur la côte, aujourd'hui
sans ailes, et qui n'est plus habité que par un couple de corbeaux centenaires,
déplumés.
Jean
Kerlot était parfait chrétien, le recteur a pu le dire, sans mentir, sur sa
fosse. On l'a vu du reste au paradis, dans la propre loge de saint Pierre, en
train de lui parler, comme je vous parle et de lui raconter les bonnes farces
qu'il faisait au diable sur la terre bretonne. Car vous n'ignorez pas qu'en
Bretagne, dès qu'il y vient travailler, messire Satanas devient très bête.
C'est la Vierge qui veut ça et aussi Madame sainte Anne, à Auray, nos
protectrices.
Jean
Kerlot le savait, et il en profitait à bénédiction. Du plus loin qu'il
l'apercevait, derrière les meules entre lesquelles il se cache pour effrayer
les enfants, il lui jetait son chien aux mollets et le forçait ainsi à se
montrer, avec des javelles plein les cornes, par conséquent ridicule, comme un
épouvantail à moineaux.
Le
diable a toujours soif, c'est son châtiment, et comme un gindre devant un four,
je n'ai pas à vous l'apprendre. C'est même pour ça qu'il sort le plus qu'il
peut de l'enfer embrasé et multiplie chez nous ses visites. Mais il préfère le
vin de pomme au vin de vigne. Habitude prise dans l'arbre du paradis terrestre.
Or, un
jour qu'ils étaient attablés ensemble, verre à verre, dans la propre maison de
compère Jean, le rusé Breton dit à son hôte:
—Voilà février, mon Lucifer; il va
falloir s'occuper des semailles.
Veux-tu faire un pacte avec moi?
Veux-tu faire un pacte avec moi?
—Vère, tu vas trop vite! Faut se tâter
d'abord et se mettre à l'épreuve. Je me méfie de ton honnêteté!
—C'est ton droit, grimaça l'autre; mais
ces messieurs les curés exagèrent: je suis fidèle à ma parole.
Et ils
crachèrent. Puis Jean s'en fut à son champ et il l'ensemença de graines de
navets, entièrement, et d'un bout à l'autre.
Au mois
d'août, la récolte était la plus belle. Jamais on n'avait vu, voire en
Bretagne, pareille pelouse de grappes jaunes, hautes, larges, épanouies comme des
fougères.
—Oui, je le suis. A présent, le partage.
Veux-tu le dessus ou le dessous de la récolte, ce qui est en terre ou en
dehors? Choisis.
Et comme
le Déchu n'entend goutte aux choses du bon Dieu, il choisit le dehors, à cause
des magnifiques fleurs jaunes. Mais, ainsi que vous pensez, il ne put rien en
faire et, même en Angleterre, pour les bestiaux, il ne parvint jamais à en
vendre les fanes.
L'année
suivante, deuxième du pacte, Satanas jura de ne pas s'y laisser reprendre.
Quand le temps du partage fut venu, le voilà qui se présente à Kerlot, le rusé,
et, tout de go, sans prendre le temps de lui donner le bonjour:
Or, le
Breton avait semé du froment dans le même champ, et c'était les épis de blé,
gros comme en Égypte, qui le couvraient d'une chape d'or merveilleuse. Il en
eut plein son moulin. C'est ainsi que le paysan se servait du démon pour sa
fortune.
On m'a
affirmé qu'en Normandie le Malin est beaucoup moins bête, et cela tient
probablement à ce que les Normands n'ont ni pèlerinages ni pardons, et sont
donc moins protégés que les Celtes. Toujours est-il que Jean Kerlot en faisait
voir au «nôtre» de toutes les couleurs de la mer, et Dieu sait si elle en
change! Le diable de Bretagne s'acharnait cependant sur le meunier matois, je
crois bien que c'était à cause de son cidre, du pur jus, à la vérité, et il ne
lâchait point l'espoir d'avoir son âme.
—Je ne dis pas non, traînait l'autre, en
mâchonnant un brin de romarin; mais j'ai trois enfants et je ne suis pas encore
assez riche pour mourir. En outre, j'ai promis une belle aube en dentelle au
pasteur de l'église, et c'est cher, à Rennes, ces chemises à chanter la messe!
Si encore mon moulin était moins vieux! Mais il a cent ans à cette heure, et il
ne prend plus le vent. Il est vrai qu'il n'en souffle guère depuis que les
arbres grandissent autour.
—Des chênes! moi, un Breton? C'est comme
si tu me conseillais de démolir nos calvaires. En vends-tu, du vent, Satanas?
Il est
certain, en effet, qu'après confession elle ne valait plus rien du tout,
puisque, lavée dans l'eau de miséricorde, elle montait droit comme un I, légère
et blanche, au jardin céleste. Jean en convint, mais il voulait, en fait de
vent, un vent de première qualité, continu, sans saute, un vent de moulin, et,
cela va sans dire, point d'avaries ni aux ailes, ni aux chênes, ni aux haies,
ni même aux fleurs. A la moindre tuile tombée d'un toit, dans le village, fin
du pacte, point d'âme!
Je ne
sais pas pourquoi diable le diable s'était transformé en lièvre pour souffler
ce vent-là sur le moulin Kerlot, mais il est constant qu'il en fut ainsi. Vingt
personnes dignes de foi l'ont vu, de leurs yeux vu, tapi dans un fossé sous
cette forme, y diriger l'air d'un chalumeau qu'il avait aux babines. Le moulin
tournait nuit et jour et, non seulement il tournait sans repos, mais il
tournait seul dans tout le canton, et les autres, immobiles sur les coteaux les
mieux situés, semblaient être d'antiques tours de télégraphe aérien hors
d'usage.
De telle
sorte que toutes les moissons y furent apportées, que les sacs s'empilaient,
dedans et dehors, chez l'astucieux gausseur du diable et qu'autant de bons écus
de trois livres tombaient dans son bas de laine arrondi et pareil à un étui de
jambon. Mais tout a une fin, même en meunerie diabolique, et il ne restait plus
de sacs à broyer que pour une journée, lorsque, tout à coup, les ailes se
ralentirent, molles, et cessèrent de battre.
—Eh bien, ça ne va plus? Qu'arrive-t-il?
N'as-tu plus de poumons, ou renonces-tu à mon âme? Elle déborde de péchés,
pourtant, tous capitaux, et tu vas manquer une proie d'élite. Je n'ai plus que vingt-quatre
sacs à passer sous la meule, après quoi, c'est convenu, tu m'emportes.
Le
lièvre souffla plus fort, puis de toute sa force et enfin même démesurément.
Les ailes du moulin restaient inertes. Alors, Satan déchaîna l'ouragan. Les
fleurs déracinées jonchaient les prés hérissés, les arbres tordus se couchaient
sur les haies déchirées, les tuiles des maisons volaient en disques: une
répétition de la fin du monde! Enfin, ce fut le tour des ailes, qui, détachées
par la tempête, disparurent comme des cerfs-volants dans les tourbillons.
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