CONTES
COCO ET BIBI
Tous
ceux de mon âge gardèrent vivaces les souvenirs de cette semaine
printanière—prairial LXXIX—que l'on a appelée, non sans raison, hélas! la
Semaine sanglante. Rassurez-vous, je n'en raviverai pas ici la mémoire. Mais
comme elle est le cadre à la fois historique et normal du récit parisien que
voici, le localiser en un autre temps serait en éventer l'arôme, et c'est
pourquoi je vous transporte au mois de mai 1871, aux derniers jours de la
Commune.
Pour
l'entrée des troupes régulières dans la ville reconquise, je ne sais plus à
quel corps de l'armée de Mac-Mahon avait été prescrite l'occupation du XVIIe
arrondissement. Peut-être était-ce à la division du général Clinchant, mais peu
importe. Toujours est-il que les fédérés, notamment ceux des Ternes, lui
avaient opposé une énergique résistance. On s'était battu ferme à la porte
Dauphine d'abord, puis place Wagram, et enfin à la porte des Ternes même, où je
vois encore un canonnier de la marine, à demi fou de rage, et assisté de deux
titis du quartier, braquer éperdument sa pièce tantôt sur le mont Valérien,
tantôt sur les tours de Notre-Dame. Ce n'était pas que l'opinion politique de
ce pointeur fût incertaine, et tout indiquait en lui, geste, cris et costume,
qu'il ne croyait pas travailler à la gloire de M. Thiers, mais grâce à un jeu
de balistique dont l'invention revenait à ses jeunes servants d'artillerie, la
caronade, virant sur son axe comme toupie, balayait tour à tour Sablonville et
l'avenue ternoise, impartialement.
Bibi et
Coco—tels étaient les noms homériques de ces apprentis Jomini—s'en gondolaient
sur le talus des fortifs. Quant au canonnier, je n'ai pas besoin de vous dire
que, quoique de première classe, il n'abattait, et en tous sens, que des
cheminées, dans le ciel, et des platanes, sur la terre.
Encore
n'était-ce pas des platanes. A cette époque, ce charmant quartier, où j'aurai
fidèlement vécu ma vie, depuis lors annexé à la périphérie, et comme suburbain
encore, était un bois véritable ou plutôt un parc, semé de maisonnettes ouvrant
sur des jardinets débordants de lilas de Perse et que traversait l'avenue dite
des Ternes, charmille d'acacias. C'était donc des grappes roses ou blanches et
des gerbes violettes qu'ébranchait la caronade giratoire, et la large voie en
était pleine.
Des
aides cocasses et hilares de l'hoffmannesque canonnier, spécimens du type
populaire de Gavroche, point de portraits à faire, n'est-ce pas, après l'auteur
des Misérables? Ils ne diffèrent
point d'une zone municipale à l'autre, et le moineau franc les symbolise à
merveille. Rien de plus candide dans la démoralisation, innée ou éducatrice, de
plus sensible même dans le fatalisme, que ces petits Parigots, modelés du limon
de la bonne Lutèce, qui pleurent sans larmes, en dedans, rient sans joie, comme
le singe, et à qui, dès quatorze ans, la vie n'a plus rien à enseigner. Bibi et
Coco, d'ailleurs inséparables, en avaient acquis les premières notions à la
fréquentation d'abord des chiens errants, qui sont d'admirables modèles, puis
au bal Dourlans, de démocratique souvenance, où j'ai assisté, moi qui vous
parle, à des cours pratiques de rossignolisme, entremêlés de chorégraphie pour
les deux sexes, qui ont donné bien des colons à la Nouvelle-Zélande. Pour
diversifier un peu cette instruction libre et sommaire, les parents des jeunes
chicards avaient eu recours au vieux moyen pédagogique de nos pères, encore
accrédité dans la banlieue, et ils avaient prié l'abbé Garbut, troisième
vicaire de la paroisse, de catéchiser leur progéniture, c'est-à-dire de les
mettre au catéchisme, livre abrégé du bien et du mal.
Tout
m'oblige à constater qu'ils n'y avaient point du tout mordu. Les cours
s'étaient espacés dès le début de l'initiation, et Dourlans avait repris ses
disciples. Mais lorsqu'ils rencontraient l'abbé sous les acacias, Bibi et Coco
lui tiraient gentiment leur casquette, dont les ponts montaient de jour en
jour. Un si brave homme, le troisième vicaire, et doux, et charitable, et
simple, même d'esprit, comme le Rédempteur veut ses apôtres. Sa dévotion à la
sainte Vierge Marie n'en laissait rien à celle des bonnes gens du moyen âge,
et, préposé spécialement à sa chapelle, jamais il n'en laissait l'autel sans
fleurs, fût-ce l'hiver, où elles sont rares et coûteuses. A plus forte raison
en mai, qui est le mois de la Madone.
L'avenue
lui en offrait une moisson abondante et toute cueillie, que le tir du marin en
délire tranchait sur tiges. Il n'y avait qu'à se baisser pour y ramasser des
gerbes odorantes. L'abbé Garbut ne put y tenir et, du perron de l'église, il
s'élança sur la place, en faisant déjà tablier de sa soutane. Et comme il se
baissait pour le remplir, un boulet de canon enragé, le dernier, l'abattit sur
le trottoir comme une quille.
Bibi et
Coco le virent tomber, et ils le reconnurent. Ils venaient de lâcher le Jean-Bart et sa caronade épuisée de
munitions, et ils songeaient à se tapir dans quelque trou sérieux, pour se
soustraire à la curiosité d'un nombre grossissant de pantalons rouges qui surgissaient
de toutes les rues traversières et dessinaient leur mouvement de jonction vers
le centre du quartier.
Et ils
coururent au pauvre prêtre, étendu sur une jonchée de fleurs d'acacias, les
côtes broyées, mais respirant encore.
—M'sieu Garbut…. M'sieu le curé, ça ne va
donc pas? C'est nous, Coco et Bibi, les mauvais du catéchisme. Où voulez-vous
qu'on vous transbahute?
Le
moribond souleva la paupière, les regarda et sourit. La réponse muette était
dans l'angélisme du sourire, elle disait: «Là-haut, aux pieds de madame Mère!»
Mais les jeunes mécréants ne savaient pas la langue. Ils comprirent pourtant
quelque chose, d'assez vague il est vrai, dans le dernier voeu tacite du
«calotin», et qu'il s'agissait de deviner. «Quoi qu'il veut?» se
demandaient-ils, assez profondément remués par cette agonie sans plaintes,
extatique et pour eux inexplicable.
L'art de
bien mourir est celui que, dans toutes les classes, le Parisien de Paris admire
le plus, parce qu'il y excelle. C'est même à ce signe certain qu'on reconnaît
l'autochtone. Ce goût ethnique, et tout gaulois, je pense, pour la mort, est le
secret de l'espèce de joie qui a régné, sous la Commune, chez les fédérés, et
qui, pendant le bombardement, monta jusqu'à la blague. C'est la caractéristique
de nos insurrections françaises. Or, l'abbé Garbut mourait en chrétien et nos
deux titis, mauvais clercs en choses de la foi, se labouraient l'entendement
pour imaginer ce que pouvait encore souhaiter le pauvre serviteur de Dieu, qui
avait été très doux pour eux, pendant les quinze jours «rasants» de la
catéchisation.
Et il
entraîna Coco à la course. La troupe, longeant les boutiques closes, arrivait
sous les arbres de l'avenue. Un officier, suivi de son peloton, se hâtait vers
le prêtre. Il vit les deux voyous se glisser dans l'église, et se doutant bien
à qui il avait affaire, il dépêcha quatre hommes à la garde des issues, puis
s'occupa du mourant, dont l'âme palpitait et battait des ailes pour le grand
voyage.
Comme il
n'y avait pas d'ambulances pour les blessés de la guerre civile, on souleva
l'abbé à bras d'hommes, pour le transporter à une pharmacie voisine, lorsque,
sur le seuil du porche, le couple des mômes reparut.
L'un et
l'autre portaient sous la vareuse un objet dissimulé qui la gonflait. Se
coulant entre les jambes des sentinelles, ils s'élancèrent à travers la place
et tombèrent chez le pharmacien.
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