CONTES
ORDERIC LE «BABUINEUR»
La
vérité, si vous voulez l'entendre, c'est qu'on calomnie le moyen âge. Je sais
de beaux et bons esprits qui le regrettent. Est-ce bien leur faute? Quant aux
poètes, jugez-en d'après ce conte, traditionnel chez eux, et beaucoup plus
véridique que de l'histoire, telle qu'on l'écrit aujourd'hui du moins.
L'an
1400, c'est-à-dire trente-neuf années avant que le déplorable Gutenberg, de
diabolique mémoire, eût à jamais avili, en le banalisant par l'imprimerie,
l'art mystérieux des lettres, il y avait à Saint-Evroult-en-Ouche, commune
normande, depuis lors disparue, un admirable monastère, où l'on copiait encore
les manuscrits à la main.
Son
prieur s'appelait Thierry de Matonville. Il était bon helléniste et meilleur
latiniste, et la théologie n'y perdait rien d'ailleurs, car c'était le temps
béni où l'on menait de front et de concert l'étude d'Aristote et de saint
Augustin sans qu'ils se nuisissent l'un à l'autre. Nul ne doutait, dès le
vivant du saint homme, qu'il ne fût marqué d'avance du sceau du Christ et
qu'une bonne place ne l'attendit au paradis. Il avait d'ores et déjà son compte
de miracles, si l'on tenait normalement pour tels les splendides copies—codices manu scripti—qui sortaient du
monastère pour enrichir les «librairies» des rois, des princes, des évêques et
des belles châtelaines aux aumônières d'or brodées.
Il y
employait sept moines calligraphes, triés sur le volet entre les meilleurs
«peintres de mots» du royaume de France. Comme ils ne signaient pas leurs
chefs-d'oeuvre à cause des règles de l'humilité claustrale, leurs noms sont
aussi ignorés que ceux des ciseleurs de cathédrales. On sait seulement que l'un
des sept était un certain Orderic qui, avant—et après—sa résurrection, fut la
gloire du «babuinage».
Je
n'oserais jurer que ce vieux terme technique de «babuinage» vous soit très
familier. Il embrasse tous les travaux divers de l'art somptueux des
manuscrits, l'écriture d'abord, puis les ornements marginaux ou autres, lettres
ornées, culs-de-lampe, vignettes, miniatures enluminées, dessins en couleurs,
armoiries, et coetera. On recule à arrêter sa pensée sur la somme des talents
de toute sorte dont se composait le génie babuineur; encore ne parlai-je point
de l'érudition qu'il y fallait universelle. Mais le prieur en avait à lui seul
pour ses sept moines, et c'était comme un autre Alcuin guidant les siens à
travers les ombres fulgurantes de la Bible sous l'oeil impérial de Charlemagne.
Les
peintres de mots étaient réunis, dès l'aube, dans une sorte de cloître à
arcades, à ciel ouvert pendant l'été, abrité d'une verrière pendant l'hiver,
qu'on appelait le «scriptorium», ou salle à écrire. Ils y avaient chacun leur
pupitre, leur haut tabouret, leurs calames, leurs godets d'encres variées et
leurs feuilles de papier de soie blanc et velouté, plus les compas, règles et
équerres. Devant eux, sur un lutrin, le parchemin du modèle s'éployait. Au
centre du scriptorium, sur une vasque d'eau vive, un cadran solaire, cirque des
heures, en marquait la course dans un silence de Thébaïde auquel le P. Thierry
de Matonville présidait, assis dans sa haute cathèdre en bois sculpté, et le
menton à la main, prêt à tout renseignement sur les textes et variantes, doux
de sa science immense.
Les
chroniques ne disent pas quels étaient précisément les six livres, chrétiens ou
païens, monuments vénérables de la parole transmise et sauvés des barbares, que
calligraphiaient les autres Bénédictins du scriptorium. Sans doute était-ce,
selon toute apparence, la Bible d'abord, puis le traité de la musique de Boëce,
et encore les ouvrages universels de Cassiodore, surnommé le «héros des
bibliothèques». Ils les transcrivaient doctement du gothique, sans ponctuation,
ni interlignes, en jolis caractères arabes, avec des plumes affûtées comme des
becs d'oiseaux, alternativement trempées dans les quatre encres: la noire, la
rouge, la bleue et la verte. Celle d'or et celle d'argent étaient réservées aux
armoiries et au nom de Dieu, quand il passait, rayonnant, dans les textes.
A
Saint-Evroult, les déliés—d'ailleurs célèbres—étaient exécutés à la plume de
vautour; un Père, bon arbalétrier, en entretenait la provende.
Quant à
l'encre rouge—ou rubrum, d'où
rubrique, ainsi qu'on sait du reste—le saint prieur la faisait venir
directement de la mer Tyrrhénienne, où des moines pêcheurs de l'Ordre
l'extrayaient pour lui des madrépores.
Et
j'aurai tout dit de ces admirables manuscrits, aujourd'hui si rares, quand
j'aurai signalé aux amateurs l'impeccable correction de leurs cuslos ou réclames, qui sont, au
bas de la page précédente, comme l'appel si aimable du premier mot de la page
suivante. Thierry de Matonville y veillait en personne.
Pour cet
artiste extraordinaire les renseignements sont certains. Sur son lutrin, à lui,
c'était le cygne de Mantoue qui chantait, et le cygne de Mantoue, c'est
Virgile.
De
l'aveu des Pères de l'Église eux-mêmes, Virgile, qui d'ailleurs a pressenti la
venue du Rédempteur, est le poète dont le verbe, si humain soit-il, s'est le
plus rapproché de l'idiome rythmique que l'on parle dans la maison du bon Dieu.
Il n'y a là-dessus aucun doute.
Or,
Orderic s'était uniquement voué et consacré à l'oeuvre virgilienne; il la
«babuinait» et il ne babuinait qu'elle, depuis un quart de siècle, à un vers
par jour, pas davantage, mais avec quelle main prodigieuse! Le prieur en
pleurait de béatitude dans sa stalle ajourée.
Il se
promettait bien de ne pas mourir sans l'avoir vue complètement «babuinée» et
digne d'être offerte, dans l'étui nacré de perles, sinon au bon roi Charles VI,
qui était déjà fou, du moins à Mme Isabeau de Bavière, sa chaste épouse
allemande.
Il y
avait longtemps déjà qu'Orderic avait terminé la copie des dix «Bucoliques» qui
ne fournissent que huit cent trente-six vers, malheureusement—et aussi celle
des «Géorgiques» (les quatre) qui se totalisent, hélas! à deux mille cent
quatre-vingt-dix-huit hexamètres, sans plus. Restait la sublime Énéide, préservée du feu par Mécène, qui
est resté, de ce fait, immortel.
L'Énéide, je vous le rappelle pour l'intelligence
de ce beau conte du temps passé, s'étale et se déroule sur douze mille trois cent vingt-neuf alexandrins.
Le moine y travaillait depuis dix ans et il n'en était qu'à la fin du sixième
chant (soit à quatre mille sept cent cinquante-quatre vers), et le poème en a
douze, mais il n'en a que douze à l'inconsolable chagrin des hommes.
Il est
vrai que, à un vers par jour, et les dimanches et fêtes défalqués, Orderic
lui-même ne pouvait guère aller plus vite. En outre, cet artiste unique et tel
qu'on n'en verra plus jamais de pareil, était un réceptacle de péchés, et
véritablement un de ces moines légendaires que le Rabelais de l'Italie,
Théophilus Folengo, a décrits d'après lui-même dans son Merlin Coccaie, un chef-d'oeuvre que je
nomme en rougissant. Hélas! c'était à peine si, à force d'autorité sainte, le
vénérable prieur de Saint-Evroult parvenait à contenir son convers génial, et,
il faut bien le dire, persécuté tout vivant par le diable, qui n'est pas
littéraire.
Par
malheur, Thierry de Matonville fut rappelé là-haut le soir même où Orderic
achevait le cul-de-lampe doré du sixième chant de l'Enéide. Il mourut sans bruit, le menton à la main, dans sa
cathèdre, et cinq minutes après, il reprenait cette pose à la droite de Dieu,
n'ayant pas eu la joie de pouvoir offrir le Virgile complet à la reine de
France.
Son
maître et seigneur parti, Orderic, sans frein, sema le scandale triple et
quadruple dans la vallée d'Ouche, car il retomba dans les rêts du tentateur
qui, je le répète, déteste, entre tous, les lettrés.
Les
choses durèrent ainsi pendant nombre d'années, et Orderic put mener à bien le
septième, le huitième, le neuvième et dizième, voire le onzième chant de l'Énéide. Le travail restait toujours
magnifique; cela s'explique, en hagiographie, par ce fait que l'ange gardien du
moine, qui l'abandonnait à la porte de tous les autres lieux de perdition,
revenait le flanquer à celle du scriptorium et le soutenait au pupitre en
l'éventant de ses ailes fraîches.
Le
douzième et dernier chant de l'Énéide comprend,
je vous le remémore, neuf cent cinquante-deux vers.
Un
vendredi 13, au moment même où, à la suite d'un repas sans mesure, il
«babuinait» le neuf cent cinquante et unième et avant-dernier, celui-là même où
Turnus, tué par Énée, tombe, les membres glacés du froid de la mort (solvuntur frigore membra), Orderic, par
une coïncidence étrange, dont Satan menait l'aventure, succombait lui-même
subitement à une apoplexie foudroyante. Son ange gardien n'eut que le temps
d'ouvrir les bras pour le recevoir.
C'était
fini, le Virgile de Saint-Evroult, faute d'un vers, et du dernier, était perdu
pour les royales librairies, trésors du genre humain. Et le cataclysme se
doublait de cette désolation chrétienne que le moine, n'ayant pas eu le temps
de se repentir de ses péchés, et par conséquent d'en être absous, s'en allait
là-haut sans viatique.
Je vous
ai dit en commençant que l'on calomnie le moyen âge. Mais allez donc
aujourd'hui lui faire honneur de cette foi naïve aux dogmes évangéliques qui,
du son des cloches envolées, du prisme féerique des vitraux, de la joie de ses
fêtes fleuries, adoucissait les plus rudes servages!
On
espérait en 1409, avant la découverte de l'imprimerie, et l'espérance, c'est le
bénéfice de la croyance. Qui dira si, sur cette terre pleine de secrets
ténébreux, qui dira si mieux ne vaut pas croire que savoir! Toujours est-il que
les misères humaines s'égayaient d'un paradis de rêve où l'orthodoxie tolérait
les plus grandes libertés et laissait entrer l'art du peuple, si naturaliste
fût-il, comme on le voit dans les sotties et les mystères. Rome ne s'est jamais
fâchée que, le dimanche, sur les places et devant l'église, le bon Dieu fut
représenté avec une grande barbe, le Diable avec des cornes de bouc, la sainte
Vierge en robe de brocart d'or, et l'Eglise sourit quand les poètes leur
prêtent des dialogues.
L'âme du
pauvre Orderic était si lourde de péchés sur les ailes de l'ange, que son sort
éternel en semblait écrit d'avance; elle s'enfourchait d'elle-même, sans
jugement, dans les tridents de Lucifer et de ses aides, par la loi seule de la
pesanteur.
—J'espère, ricana le prince des ténèbres,
que, celle-là, vous ne me la chicanez pas? Je la réclame d'office.
—Allons-nous donc procéder par
dénombrement homérique pour une somme de péchés, tous mortels et dont un seul
me donne ce moine, et avons-nous du temps à perdre?
—C'est bien simple, reprit Lucifer avec
colère, inutile de saliver, j'ai le relevé desdits péchés, le voici. Il suffira
d'en chiffrer le total pour éclairer la religion du juge.
—Les véniels ne sont pas de ton ressort.
Ils ne font encourir que le purgatoire, qui est hors de tes États. Les péchés
mortels seulement. Leur nombre?
—Douze mille trois cent vingt-huit,
ricana le Démon, en se caressant les cornes comme on s'effile les moustaches.
—Il y a eu sur la terre un poète qui non
seulement a parlé, mais qui a enseigné aux hommes la langue surnaturelle,
divine, paradisiaque, que l'on parle entre anges et saints, et qui, Père de la
nature, est la tienne.
—Douze mille trois cent vingt-neuf, soit
un de plus que les péchés mortels de mon pauvre Orderic, ici présent, qui les a
tous babuinés, sous mes yeux, en un manuscrit extraordinaire et digne de Mme
Isabeau de Bav….
—Douze mille trois cent vingt-HUIT péchés
d'une part, de l'autre douze mille trois cent ving-NEUF vers de Virgile, la
balance penche pour Orderic, mais d'un vers, il a de la chance!
—Un instant, clama le méchant, le moine n'a
pas babuiné le dernier vers du douzième chant de l'Énéide. Donc les péchés égalent les vers. Or, à égalité, c'est la
règle, je l'emporte.
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