CONTES TRAGIQUES
L'HORREUR HUMAINE
Ils
débouchèrent dans des bois dans le village. Sur un brancard d'ambulance, quatre
d'entre eux portaient le cadavre de l'officier qu'ils déposèrent sur la dalle
de la fontaine, au centre de la place, à mi-côte devant l'église, où leur major
lui lava les cheveux et la barbe, rouges de sang.
La balle
du franc-tireur s'était logée en plein front, comme dans un carton de cible. Le
coup décelait l'embuscade mais ne signait pas le fusil. Les Bavarois avaient
battu futaies, haies et fourrés, et ils n'avaient trouvé personne. Or, ni en
1792, ni en 1815, ni en 1870, les armées invasionnaires n'ont jamais accordé
vertu belligérante aux Freyschütz,
et l'Allemagne ne les admet qu'en opéra, la paix régnante. En guerre, elle les
fusille.
M. le
curé parut sous le portail. Il était vêtu de l'aube et de l'étole. Il s'avança,
suivi de femmes et d'enfants, vers le capitaine, qui le salua fort poliment et
s'écarta pour laisser le prêtre délivrer au mort le viatique. Ce devoir
apostolique rempli, le pasteur monta au presbytère, digne et froid, il en tira
la porte.
Les
Bavarois sont catholiques, ils ont droit à la terre sainte. L'officier tué fut
donc enterré, par les soldats, dans le cimetière même du village. C'était sans
doute un personnage important d'outre-Rhin, soit par sa valeur propre, soit par
sa lignée, car le capitaine parla devant la fosse faute et, à défaut d'autre
verdure, ils y jetèrent des branches d'ifs et de cyprès arrachées aux
sépultures. Puis ils retournèrent camper sur la place, autour de la fontaine,
sans requérir vivres ni logements, ce qui était assez extraordinaire et plus
inquiétant encore.
Assis
sur la margelle, le capitaine paraissait accablé de tristesse à la fois et de
lassitude. Il appela un gamin, extasié par son casque.
Mais il
n'y avait ni adjoint, ni maire: tout le monde était parti à l'armée, il ne
restait que M. le curé.
Mais en
même temps la cloche de l'église tinta, le recteur sonnait l'angélus lui-même,
car il n'avait pas de bedeau, et c'était l'heure. Le capitaine fit un signe, le
tambour s'arrêta et laissa les airs à la voix d'airain pacifique. Son appel ne
fit sortir personne des deux cents et quelques feux échelonnés sur le coteau,
au pied du château désert et clos. Ou le village était lui-même abandonné, ou
ses paroissiens se terraient. L'angélus se tut à son tour, et il s'épandit un
vaste silence.
Alors le
tambour reprit et roula trois fois. Puis le capitaine, debout sur la fontaine,
énonça lentement dans cette solitude:
«Ordre
de l'état-major allemand. Les habitants de la commune ont un quart d'heure pour
se réunir tous dans leur église paroissiale, faute de quoi les meubles,
immeubles et récoltes seront livrés à l'incendie. Les femmes et les enfants,
exceptés seuls de la mesure, pourront se réfugier au château, mais sans leurs
animaux domestiques.
Cinq minutes
après, onze hommes parurent sur les seuils des chaumières, et, en vérité, il
n'en restait pas davantage, tous les valides ayant rejoint les drapeaux. Du
reste, ils n'en dénoncèrent eux-mêmes point d'autre. Cette réserve comprenait
un octogénaire, deux septuagénaires dont l'un hémiplégique, un tailleur
bancroche et borgne, deux fermiers ou métayers, le vétérinaire rebouteux, un
cabaretier, le gindre du boulanger, un sabotier et l'idiot porte-bonheur du
village.
—Je m'y attendais, salua-t-il; mais outre
que les ministres de l'Église sont sacrés pour nous, il ne s'agit pas d'une vie
seulement, monsieur l'abbé, mais de plusieurs.
—Comme ils l'entendront, c'est leur
affaire, ils ont toute la nuit pour en débattre entre eux. Tels sont mes ordres
et je vous laisse le soin de les leur transmettre avant de quitter vous-même
l'église.
Alors
l'horreur régna. La petite nef glaciale sombrait dans l'ombre, comme un
vaisseau qui coule bas avec ses naufragés. L'un d'eux, le tailleur borgne et
tordu, réclama de la clarté:
Mais
qu'avait-on à faire? L'apparition de la lune dans un vitrail les mit d'accord,
elle les baigna d'une lueur terne où ils semblaient des ours blancs au pôle.
Machinalement, chacun avait repris à son banc la place dominicale. L'idiot,
juché sur le bénitier, riait, les doigts dans le nez, les jambes pendantes.
Les
trois vieux causaient, assez calmes d'apparence. Pour l'octogénaire, c'était le
garde-chasse du château qui avait abattu l'officier. Il devrait donc se livrer,
mais où était-il à cette heure?
—Bien loin, pour sûr, comme tous les
capons, qui, leur coup fait, s'enfuient et laissent les autres payer pour eux!
Le
rebouteux, tirant le gindre, s'était, sans mot dire, à pas ouatés, rapproché de
la tourelle du clocher. Qui sait si on ne pourrait pas s'échapper à deux, l'un
aidant l'autre, par la toiture?
—Non, tous ou personne, interposa le
pasteur héroïque, et donnant un tour de clef à la petite porte de l'escalier en
spirale; il la jeta devant lui, dans l'obscurité.
Pendant
ce temps, concertés pour un autre subterfuge, le cabaretier, le second fermier
et le sabotier essayaient d'enfoncer l'huis de la sacristie qui était clos et
cédait déjà à leur triple poussée.
Et le
prêtre se précipita, mais trop tard. Par la baie forcée, ils avaient déjà vu,
dressés sur leurs matelas, les deux mobiles blessés, la tête bandée et
grelottants de fièvre, que cachait là et soignait de son mieux le saint homme.
Et la découverte les exalta jusqu'au délire.
Sauvés!
Ils étaient sauvés. Deux des victimes se présentaient d'elles-mêmes à la
vindicte allemande, à demi mortes déjà, d'ailleurs, et quant à la troisième, il
n'y avait même pas à la désigner. Élue mentalement, dès la première minute, par
les dix justiciers instinctifs, unanimes; c'était évidemment le démenté qui, à
califourchon sur le bénitier, s'amusait follement de les voir se démener dans
les verdâtres reflets lunaires.
Le curé
s'était écroulé, les mains jointes, au pied du tabernacle, car on peut lutter
contre l'hyène, le chacal et le tigre, mais point contre la bête humaine en mal
de lâcheté. Il priait.
—Portez ces deux soldats français au
presbytère, plantez-y le drapeau d'ambulance, et prévenez le major. Allez!
Ainsi
donc ils en étaient pour leur infamie. C'était entre eux, les onze, qu'ils
devaient procéder à la sélection terrible et nommer les trois fusillables. Ils
s'affalèrent anéantis. La lune avait tourné et les laissait en pleines
ténèbres. L'horloge sonna la deuxième heure de nuit, et la question: Que
va-t-on faire? fut renouvelée par le plus gros des deux métayers.
Et tous
de réclamer les cierges. Le curé les alluma à tâtons, comme aveugle; de grosses
larmes lui roulaient sur le rabat. Ils votèrent dans sa barrette, sur une
feuille de papier de contributions déchirée en dix morceaux et que le
cabaretier avait encore dans sa poche.
Au
relevé, l'octogénaire était condamné par six voix, et, par quatre, le sabotier,
malheureux homme des bois, qu'ils connaissaient à peine et pour le voir une
fois l'an, à la foire, les jours de fête de la paroisse.
Le
vieillard de quatre-vingts ans n'y mit pas le même fatalisme. C'était un paysan
sournois qui passait pour très riche et à qui on ne savait pas d'héritiers.
Sur
cette chicane la querelle s'engagea, sinistre, autour des cierges qui
semblaient brûler pour un autodafé.
—L'idiot ne sait ni lire ni écrire.
Puisqu'il est le troisième, il n'a pas à désigner les deux autres. Ce n'est pas
de jeu, glapissait l'octogénaire, vous êtes des misérables, nous sommes onze,
onze, onze!…
—C'est abominable, pire que chez des
loups, on n'a encore pas vu ça sur la terre! Fusiller un vieil homme de
quatre-vingts ans! Grâce, mes amis…. Tenez, qu'est-ce que vous voulez que je
donne à M. le curé pour ses pauvres, pour son église, pour vous?
Pour
dépeindre ce qui se passa alors dans cette église de village, il faudrait un
Balzac ou un Shakespeare. Je ne l'essaierai pas. A la bouche de l'enfer on
n'entend pas de pareilles imprécations. L'octogénaire, les poils hérissés, et
tel un sanglier acculé dans sa bauge, vomissait, contre ses juges, le torrent
des accusations de vol, d'usure, de débauche, d'assassinats, toute l'histoire
de la commune, de pères en fils, sur dix générations. C'était le carnet du
diable. Ah! oui, ils méritaient d'être tous fusillés par les Prussiens, et
brûlés vifs, eux, et leurs mères, et leurs femmes, et leurs bâtards, toute la
vermine et la racaille.
A
l'aube, le portail s'ouvrit et les trois victimes furent livrées. Le peloton de
douze fusils était déjà rangé sur place. Le capitaine disposa lui-même, et le
dos tourné, les condamnés, 1e vieux qui paraissait tomber en lambeaux, le sabotier
qui se signait à tour de bras et le porte-bonheur du village, et rapidement il
leva son épée. Mais, plus rapidement encore, une ombre noire avait passé, et la
soutane d'un bon pasteur du Christ ramassait toute la décharge.
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