CONTES
Vous
rappelez-vous l'aventure de cette Américaine extravagante qui amena un jour ses
deux filles à Victor Hugo pour que le grand poète daignât semer un peu de la
graine de génie lyrique dans la race yankee? Malgré les affirmations les plus
positives, je n'avais jamais beaucoup cru à cette histoire paradoxale. Mais
j'avoue que je suis très ébranlé depuis que je connais Béjarec, «le faiseur
d'enfants».
Yan
Béjarec a aujourd'hui soixante-seize ans passés; il n'exerce plus. Mais pendant
trente années, il a propagé l'espèce humaine dans nos villages. Comment vous
expliquer cela, ô raffinés de la ville, dont tant de romans subtils et de
comédies bourgeoises ont faussé la philosophie naturelle et dévoyé le sens
moral? Magistrats de mon pays qui, en pleine crise de dépopulation, autorisez
encore le mari infertile à tuer les amants de sa femme, et vous, prédicateurs
de la scène, qui ne voulez pas voir que l'adultère n'est, le plus souvent,
qu'une reprise normale de la nature, souffrez que je vous présente ce vieux
Celte d'Yan Béjarec, coq des poules qui n'en ont pas, et le plus honnête des
hommes.
Pour
avoir le prétexte de lui laisser quelque monnaie dans la main, car il est
pauvre, je lui fais quelquefois poser la barbe et les cheveux, qu'il a encore
magnifiques. Par la surabondance pileuse, il ressemble au Jupiter Olympien de
Phidias, ce type indétrônable de la beauté mâle, et le père de tous les dieux.
Béjarec, à trente ans, devait être prodigieux, et rien de ce qu'on en raconte
ici ne m'étonne. Or, la nature, toujours inexorablement logique, avait doublé
sa puissance attractive d'une vertu d'étalon qui en était l'expression même, si
j'ose pénétrer ses mystères, et lui fatalisait sa destinée terrestre. Il était
de toute éternité créé pour tenir tête au malthusianisme. Quant au reste, zéro,
et le vieux Yan est plus bête encore que cent choux qui pomment! Qu'eût-il fait
de l'esprit, le bon être, puisque c'est, de nos attributs, celui que la femme
prise le moins?
Béjarec
fut d'abord marié. Son mariage même avait, sinon désuni, du moins séparé deux
soeurs jumelles qui s'adoraient et ne s'étaient point quittées une minute
depuis leur enfance. L'une s'appelait Marie-Anne et l'autre Anne-Marie. Cette
dernière se maria à son tour, et le sort voulut que, tandis que Marie-Anne
moulait tous les neuf mois un petit ou une petite Béjarec, Anne-Marie demeurât
désastreusement stérile. C'est une grande douleur dans nos campagnes et une
honte, et les paysans, quoique chrétiens, ont là-dessus des idées du plus pur
paganisme. Et Marie-Anne se désolait du chagrin de la chère soeur bréhaigne.
Elle
s'en ouvrit un soir à celui qu'elle appelait par badinage son «à-tout-coup»,
et, de fil en aiguille, elle en vint à lui suggérer de s'en mêler un peu. Cela
resterait en famille et elle n'était pas jalouse d'Anne-Marie. Peut-on l'être
de sa chair même? Et puis, elle en avait son compte, étant grosse du onzième,
et vraiment sa pauvre bessonne était trop déshéritée, avec son mari invalide!
—Si tu veux, mon Yan, lui dit-elle,
j'arrangerai la chose, et personne n'en saura rien que le bon Dieu et nous.
Marie-Anne
s'y prit avec toute l'habileté que son affection fraternelle lui inspirait. Une
bonne décoction de pavot endormit Anne-Marie pendant une absence de son
homuncule de mari, et neuf mois après, jour pour jour, Béjarec eut un neveu.
Toute la famille était aux anges. Et tel fut le premier essai que Yan fit de sa
vocation génésique hors de son nid.
Comment
l'aventure transpira, voilà ce qu'il n'a jamais su, car, certes, il n'était pas
homme à révéler ce secret de famille et c'était un coeur trop simple pour
s'enorgueillir du service rendu. Peut-être sa femme ne put-elle dissimuler
assez sa fierté? Toujours est-il qu'à quelque temps de là, un autre mari
ridicule et sans progéniture le défia, au cabaret, entre quatre bolées, de
renouveler l'exploit à son bénéfice. L'enjeu était d'une vache laitière.
Béjarec, époux fidèle, demanda un jour pour réfléchir et consulta la brave
Marie-Anne. Elle portait déjà son douzième. Cette considération mise au point
par l'appât de la vache laitière, décida de l'événement. Béjarec eut licence et
gagna le pari. Cette fois, on en parla dans toute la contrée.
On ne
parla même tellement que, huit jours après, une servante vint prier le faiseur
d'enfants de vouloir bien se rendre au plus tôt chez une dame du bourg qui
désirait lui parler. Il y alla, étant serviable comme pas un. Or, cette dame
était en grand deuil d'un mari qu'elle venait d'enterrer. Elle conta à Béjarec
que toute la fortune du défunt lui échappait parce que, mariée sous un régime
qu'elle lui expliqua vainement, elle n'avait pas d'enfant de son époux.
—La loi, lui dit-elle, m'accorde dix mois
encore pour en présenter un à notre notaire, moyennant quoi je puis avoir comme
tutrice tous les biens que je perds comme femme.
Lorsque
Yan eut enfin compris de quoi il s'agissait, il jugea inutile d'aller prendre
avis de Marie-Anne. Il connaissait son coeur, et le temps pressait. Séance
tenante, il investit la veuve de l'héritage. Le petit présent qu'il reçut
d'elle à cette occasion servit à acheter des souliers à sa marmaille régulière.
Ce
nouveau succès établit définitivement le renom prolifique d'Yan Béjarec, car,
outre qu'il flattait la haine que les terriens ont pour les chicanes de la loi,
on se contait à l'oreille avec quel désintéressement rapide il avait sauvé la
fortune de la veuve. Pendant quelque temps, de ci, de là, dans nos villages, on
vit, à la tombée du jour, apparaître et disparaître le beau Celte aux longs
cheveux ondulés, et les baptêmes foisonnaient dans les églises, comme autant,
aux mairies, les déclarations de naissances. Malthus n'en menait pas large,
dans les troupeaux bénis du Bon Pasteur.
Avant
d'être emportée avant l'âge par son quatorzième, Marie-Anne, la généreuse
commère que la Convention eût certainement honorée, présida encore à quelques
belles cures opérées par le docteur «à-tout-coup» qu'elle aimait. Il guérit
presque sous ses yeux de belles jeunes filles, victimes de la consanguinité de
leurs parents et atteintes à leur puberté de ce mal d'hystéro-épilepsie qui les
rendait inépousables. Un riche fermier de la côte, qui n'avait que des enfants
du sexe féminin et déplorait l'extinction de son nom, très honorable, par
défaut de lignée mâle, eut recours à ses bons offices et traita avec Yan à
forfait. Béjarec lui donna satisfaction avec son infaillibilité ordinaire et
réellement providentielle.
Ce fut
alors que Marie-Anne mourut, étrangement tuée par ce quatorzième enfant qui
refusait de venir au monde, ne le trouvant pas assez vaste pour lui, et le
faiseur demeura seul avec les treize autres, sans fortune ni métier pour les
élever. Anne-Marie lui en prit deux, les deux petits, par reconnaissance; mais
ce fut tout, et les onze autres alignaient des dentitions terribles. Le naïf et
bon Béjarec, qui ne savait de ses dix doigts rien faire et dont l'instruction
était aussi sommaire que son entendement même, vu que, sous ses cheveux splendides,
le cervelet avait mangé la cervelle, eut une idée très belle et primitive.
Comme de certaines gens, particulièrement constitués, découvrent des sources
vives dans les terrains incultes avec la baguette de coudrier, il résolut de
féconder, pour vivre, les jachères de la maternité française et, le projet
conçu, il se mit tout de suite à l'oeuvre avec courage.
Il ne
tarda pas, Dieu aidant, à se former une gentille clientèle, d'abord dans le
département, puis aux alentours. On le voyait arriver sur les places des
bourgades, toujours net, propre comme un sou, la barbe et les cheveux démêlés
et peignés à miracle. Il tirait un accordéon, y jouait de son mieux La Marseillaise, le seul air qu'il sût,
et distribuait de petits papiers aux dames de la société. Il était bien rare,
oh! mais bien rare, qu'il s'en allât sans gloire et sans argent! Sans doute, sa
bonne commère de femme veillait sur lui du paradis!
A
présent, il est vieux, le beau Celte, et il n'exerce plus, mais il a élevé ses
onze enfants en honnête homme. Tous sont casés, les garçons et les filles, à
droite, à gauche, il ne sait où, les chers ingrats! Et il me raconte, en
posant, que, sur les routes où il se traîne en attendant l'heure de rejoindre
sa bien-aimée femme, les gamins du pays lui jettent quelquefois des pierres.
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