CONTES FÉERIQUES ET RUSTIQUES
L'HERITAGE D'YVON LEGOAZ
Il
pouvait, d'ailleurs, parler de la sorte, car, ne s'étant jamais marié, il
n'avait point d'enfants légitimes, partant pas d'héritiers directs. Tout
dépendait donc de son testament.
Ce
testament était fait et prêt depuis longtemps déjà, car le jour où Yvon Legoaz
avait atteint la soixantaine, il l'avait dicté au notaire, dans les formes
requises par la loi, afin qu'il n'y eût erreur ni procès, et il l'avait signé
d'avance. Tout y était énuméré: meubles, immeubles, terres, écus du bas de
laine et le reste, jusqu'au brave couteau avec lequel il tranchait ses tartines
à la miche, taillait ses rosiers et débourrait sa pipe. Seule y restait en
blanc la place où écrire le nom du légataire universel.
Le vieux
paysan passait pour être fort riche, et, loin de s'en défendre, il se vantait
volontiers de cet avantage, ce qui est rare dans les campagnes, et en Bretagne
plus qu'ailleurs. Au moindre doute sur ce sujet, il s'en allait chercher son
testament dans le bahut où il le serrait sous son linge, et il vous lisait des
passages:
Et ainsi
de suite. Puis, là-dessus, un petit hoquet de gorge qui était son rire propre
de philosophe. A qui cette fortune devait-elle échoir? On ne savait, car huit
jours avant son décès, la place du nom était encore en blanc, vous dis-je, et
le fait est incontestable.
Si
Legoaz (Yvon-Conan) ne s'était jamais marié, c'est, disait-on, qu'il avait, en
son jeune temps, perdu sa bonne fiancée et lui avait juré, au lit de mort, de
rester toujours veuf «d'elle». Mais, fidèle à son serment, il avait fait comme
tout le monde, et ramené chez lui, après la danse, les belles filles, peu
farouches, que le plaisir étourdit et désarme les soirs d'assemblée. Chez nous,
elles y vont bon jeu bon argent et ne cherchent pas à frustrer l'amour de ses
conséquences; aussi est-ce ici le pays des nourrices. C'est à ce sujet que le
vieux observait, un jour, si drôlement:
—Si le sang vient du lait qu'on tette, il
n'y a quasiment point de petits bourgeois des villes qui ne soient à demi
bâtards, puisqu'ils l'ont du sein de la mère laitière.
Or ses
bâtards, à lui, ne l'étaient pas qu'à demi, ils l'étaient des pieds à la tête
et comme ceux du roi de France. Il en alignait trois, dont une bâtarde, devant
le sourcil un peu froncé du bon Dieu; mais comme ils étaient dûment baptisés,
face au diable, on ne parlait plus de leur irrégularité d'origine, passée
là-haut au compte de profits et pertes. D'ailleurs, Legoaz les avait tout de
suite pris à sa charge. Il les avait élevés, nourris, vêtus, tandis que, de
leurs mères naturelles, deux s'étaient bellement mariées et constituaient
famille ailleurs. La troisième avait disparu dans quelque simoun du «désert
d'hommes».
L'aîné,
Mathieu, avait trente ans. Il était le plus solide, le mieux trempé, laborieux
à souhait, un vrai Legoaz, s'il eût eu le droit de l'être. Pour la vertu de
parcimonie, il en remontrait à son auteur même. Un rude paysan celte selon le
type immémorial, au front carré.
—Je ne sais pas, disait de lui Yvon, si
Mathieu augmentera mon bien, mais, pour sûr, il n'en perdrai pas une motte de
terre, voire une paille d'avoine.
Laurent,
beaucoup plus dégourdi, futé même jusqu'il la matoiserie (sa mère était
Normande), reproduisait, à mesure égale au moins, la qualité paternelle de
volonté, patiente, obstinée, temporisatrice. Il marchait vers sa
vingt-cinquième année.
—C'est le petit au nez pointu que
j'adopterais, déclarait Legoaz, si je pouvais le faire, équitablement, sans
nuire aux autres. Laurent tiendrait tête, dans un procès, à tous ces messieurs
de la justice, et il le ferait durer d'un règne à l'autre!
Enfin
Madeleine, brune pâle, sorte de sirène nabote, aux cheveux de varech, aux yeux vert
de mer, aux allures sèches et brusques, dure à tous, même aux bêtes, et dont la
voix sifflait comme le vent d'est dans les cordages des barques.
Elle, il
avait fallu l'élever par les coups, comme un mauvais gars, et jamais on ne
l'avait vu rire, entendu chanter, surprise à se parer. Elle n'aimait rien ni
personne. Ah! celle-là était bien pour le cloître, preuve que la nature en
fait, quoi qu'on en dise. Il n'en allait pas moins que la terrible fille
s'était peu à peu emparée, servante à la fois et maîtresse, de la direction des
affaires familiales. Elle tenait les comptes, réglait les fermages, touchait
les loyers et allait payer les impôts à la ville.
On ne
lui accordait aucune chance à l'héritage. Le père Legoaz voulait de la
descendance et il savait que Madeleine n'était pas mariable. Qui donc
s'exposerait à vivre avec une méchante, impatiente de tout joug, et dont les
animaux même avaient peur? Non, bien sûr, ce n'était pas son nom qui remplirait
la ligne blanche du testament.
Sur la
route, à la nuit tombante, il avait rencontré le fantôme de son propre père,
une grande ombre blanche, assise sur les degrés du calvaire, qui s'était levée
à son approche et lui avait fait le signe du départ.
Le repas
terminé, il alla prendre le testament dans le coffre, l'étendit, déplié, sur la
table, demanda l'encre et la plume et s'assit, la tête entre les mains.
Puis,
resté seul sous la chandelle vacillante, le vieux chouan ouvrit en lui-même le
grand débat définitif de sa succession.
De
Mathieu, un acte l'avait beaucoup frappé, car il témoignait d'un esprit d'ordre
et d'économie d'autant plus extraordinaire qu'il venait d'un enfant et révélait
ainsi une vertu ethnique fondamentale. Un jour que l'on battait au fléau selon
l'usage, sur des draps, dans le gazon, une récolte de petit pois surabondante,
bons seulement pour la graine, le petit bâtard, à peine âgé de neuf ans, avait
voulu, quoique la besogne fût finie, rester sur le champ de battage. Et,
jusqu'à la chute du jour, il avait glané les pois épars dans l'herbe, les
recueillant un à un, comme des pépites d'or, au creux de sa blouse.
Cette
patience ne s'était jamais démentie, et Mathieu ramassait encore les petits
pois perdus en toutes choses.
Il est
vrai qu'il y avait, à l'acquis de Laurent, un trait de caractère non moins
explicite et qui le brevetait d'une énergie doublée de malice telles qu'Yvon
lui rendait les armes et s'en avouait lui-même incapable. Une fois que deux
jeunes chats joueurs avaient si inextricablement mêlé les bobines de fil de la
corbeille de Madeleine que sa chambre en était tendue comme d'une toile
d'araignée, il s'était fait fort d'en dévider l'embrouillamini et de rebobiner
les pelotes sans que la filière en fût rompue. Il y avait employé quatre jours
et, nouveau Thésée, il était sorti vainqueur du labyrinthe.
De telle
sorte que le testateur hésitait au choix de ces deux héritiers également dignes
d'hériter. Il allait se mettre au lit, très las de cette perplexité, lorsque
Madeleine, une lampe à la main, rentra.
Elle
avait ses carnets de comptes, plus une liasse de papiers imprimés et affranchis
du timbre, qu'elle jeta brusquement sur la table….
Et le
mot fut dit sur le ton net d'une constatation d'évidence, avec le léger
haussement d'épaules qui est le geste du: à quoi pensez-vous donc? des gens
pratiques qui n'aiment pas à perdre du temps.
—Eh bien, dans trois jours, c'est le
terme de la maison de Dinan. Il faut donc que j'y aille porter les quittances
de loyers aux locataires?
Legoaz,
la bouche bée, les yeux clignants, regarda longuement ce monstre, sorti de ses
flancs et doté d'une partie de son âme. Mathieu, c'était son avarice; Laurent,
sa ruse patiente; Madeleine, sa prévoyance, et quelle prévoyance, celle-là, une
pour laquelle le temps ne sonnait point d'heures et que n'aveuglait même pas la
mort d'un père!
—Laisse-moi les quittances, fit-il, tu
l'es trouveras en règle dans le coffre. Et à présent, va dormir.
Elle s'y
prit de son mieux, n'en ayant pas l'usage, et, du seuil, elle lui siffla de sa
voix de courant d'air:
Ce fut
ainsi qu'elle hérita, car, le surlendemain, après une agonie calme comme celle
d'un ascète dans sa caverne, Yvon-Conan mourut en sa soixante-sixième année.
Sans doute, il a rejoint la bonne fiancée dont il était fidèlement resté veuf
sur la terre; mais toujours est-il que toutes les quittances étaient signées et
que le nom de Madeleine remplissait la place blanche du testament.
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