CONTES TRAGIQUES
Feu le
président Mazèdes, de spirituelle mémoire, était par excellence ce magistrat
bénévole et évangélique qu'on nomme: un bon juge.
Au long
cours de sa carrière judiciaire, il s'était adonné à l'étude sociale de la
condition vraiment déplorable de ces pauvres filles que le siècle dernier
appelait madelonnettes, du nom de leur patronne chrétienne Magdalena, ou
Madeleine, courtisane avérée pourtant, mais patronne de la plus parisienne de
nos églises, j'allais dire la plus boulevardière.
Ceux qui
ont lu, et on les lit encore, les excellents ouvrages du président Mazèdes sur
les tristes filles dites de joie, savent la pitié singulière que leur sort,
sans législation, inspirait au vieux juriste.
On ne
les juge même pas, me disait-il, on les pousse en tas, comme des bêtes, sans
les entendre, et les Cafres sont moins rudes pour les captives qu'ils enlèvent
que nos policiers pour ces chrétiennes. Il y en a pourtant d'honnêtes dans ce
troupeau de douleur, mais oui, de très honnêtes même, monsieur le tortoniste,
et si je vous racontais….
«La plus
malheureuse est sans contredit la fille en carte. Vous n'ignorez pas à quelles
mesures de police elle doit se soumettre pour exercer son lugubre négoce. Elle
est inscrite sur un registre secret du bureau des moeurs, et jamais, vous
m'entendez bien, jamais plus, se fût-elle rachetée cent fois par une conduite
exemplaire, elle n'est rayée du livre d'infamie. J'en ai vu, moi qui vous
parle, se rouler aux pieds du chef de ce bureau, lui tendre leur enfant, perdu
par la tare maternelle, et s'en aller hagardes et battant les murs, sans avoir
rien obtenu. Et tenez, c'est là que j'ai compris qu'il n'y pas de malhonnêtes
femmes et que c'est le Christ qui a raison. Il est parfaitement exact et
scientifique en physiologie que l'amour refait une virginité. Quant à la
maternité, c'est de sainteté, ni plus ni moins qu'elle les revêt. Mais passons.
«Le
registre est secret, vous ai-je dit, et c'est le seul geste de pitié, du
règlement. Sous aucun prétexte, en aucun cas, on ne le communique, même aux
notaires, même à la police secrète, à personne. Il n'est fait exception, que
pour les seuls juges de cour, s'ils le requièrent expressément, et pour des
causes capitales. Or il advint, il y a quelques années, qu'une de ces causes
étant venue à mon tribunal, je dus me réclamer de notre privilège. Il
retournait d'une affaire de meurtre dans lequel était impliquée, et
inexplicablement, une fille de dix-huit ans que nous appellerons, si vous
voulez, Louisa. Toute la lumière sur le crime sombrait sous cette question
enténébrée: Louisa était-elle, oui ou non, fille soumise, et par conséquent
inscrite au formidable registre? Il y allait d'une et même de deux têtes, car à
cette époque on les tranchait encore.
«Ah!
vous ne savez pas comment elles se résignent à cette ressource, la dernière
avant le réchaud ou le plongeon dans ce bon fleuve d'oubli qui roule autour de
Notre-Dame! Une famille sans pain, devant qui tout crédit se ferme, le chômage
du père, le désespoir d'une mère aveugle à force de larmes, un petit frère
blême de faim, de fièvre et de froid, la honte insurmontable, et si
caractéristique chez les ouvriers de Paris, de tendre la main, même, et
surtout, à la charité publique et administrative, et toute la tragédie enfin de
la misère, de l'inique misère! Il y a dans un coin du logis une jeune créature
de Dieu, intelligente, aimante, brave. Si elle n'est pas très jolie, elle a
d'admirables cheveux blonds, et tout, oh! tout, plutôt que de les vendre comme
les Auvergnates, au détesté «merlan» qui les guigne. Alors, elle les noue en
torsade, y pique une épinglette de deux sous, se dresse, embrasse la maman et
le môme, et, une, deux, trois, elle y va!… C'est Louisa.
«—Il n'y
a peut-être, observai-je, que de malhonnêtes sociétés. Mais l'histoire de
Louisa, on la demande?
«—Eh
bien! voici. Un jour où, Thémis m'ayant fait des loisirs, je les employais à
jouer au bouchon avec les ablettes de la Marne, j'étais entré, pour me
rafraîchir, dans un de ces cabarets à tonnelles qui bordent la rivière. Ils
sont les oasis de nos caravanes fluviales, et l'attrait dominical des familles
d'ouvriers en balade. Outre les berceaux de lierre et de vigne folle qui y
jouent le rôle du moucharabieb de la maison arabe, on y trouve des gymnastiques
avec trapèzes et balançoires, le jeu de tonneau et de boules, tous les
divertissements de plein air enfin, naïfs et chers à nos pères, où se résument,
pour les bonnes gens du peuple, le plaisirs de la campagne. Une baignade, une
traversée en canot jusqu'à l'île voisine, et le régal d'une gibelotte leur en
complètent le paradis.
«Je
triomphais ce matin-là par une pêche miraculeuse, et l'idée d'y faire honneur
sur place m'avait amené à ce bouchon de mariniers, où m'attirait encore, je
l'avoue, le souvenir de certain «reginglard» angevin qui datait dans ma
magistrature.
«—Voici,
dis-je au patron de l'oasis, en lui remettant ma cloyère; faites-moi frire
cette goujonnée, et, pour le reste, du meilleur!
«—Parbleu,
mon président, vous tombez mal ou bien, selon votre humeur du jour, nous avons
aujourd'hui une noce. Des faubouriens et leurs dames, tous en joie, et qui
mènent déjà un train du diable. Du reste, écoutez-les. Vous ne serez pas
tranquille sous votre tonnelle.
«Peuh!
Affaire de sentiment. Elle a des cheveux magnifiques et elle rayonne de
bonheur, voilà tout ce qu'on peut en dire.
«—Un
brave garçon. Il est dans la carrosserie. Laborieux, droit, franc du collier,
digne de son père, qui était d'Angers comme moi, pour vous servir, il me paraît
fou de sa blonde, et ça, c'est drôle tout de même, car enfin?…
«—Rien,
ça les regarde, et il sait à quoi s'en tenir, elle ne lui a rien caché, du
reste. Et puis, vous le savez, mon président, dans le populo, c'est comme à la
campagne, on n'exige pas la fleur d'oranger. Le tout est de se convenir, et ils
s'épousent par amour. Mais tenez, les voici, ils sont gentils, hein?
«Ils
étaient mieux que gentils, ils étaient délicieux de passion épanouie et
d'allégresse amoureuse. Par un joli geste d'interversion conjugale, c'était lui
qui se pendait au bras de sa femme et semblait se vouer à sa domination. Le
père et la mère marchaient derrière, celle-ci tenant un petit garçon par la
main, et des camarades d'atelier formaient escorte nuptiale au jeune charron.
Quant à elle, du premier coup d'oeil, je l'avais reconnue: c'était Louisa, la
fille en carte.
«Vous
pensez si je me détournai rapidement pour lui épargner l'anxiété dont la
rencontre pouvait l'étreindre. Je savais, seul au monde sans doute, mais enfin
je savais! J'avais lu le registre. J'avais, dans mon cabinet de juge, interrogé
la malheureuse. Tout son bonheur, sa vie peut-être, dépendaient du conflit de
nos regards entre-croisés, non pas, certes, qu'elle eût rien à craindre de mes
lèvres scellées, mais sa propre émotion pouvait la trahir, justifier au moins
de questions fatales contre lesquelles elle n'était pas de force à se défendre,
car, dans ce pauvre corps de martyre, souillé de toutes les boues du trottoir,
la nature, qui n'en met pas, elle, de femmes en carte, avait allumé une âme
lumineuse comme l'azur de ses yeux et totalement incapable du moindre mensonge.
Si elle avait «tout» dit à son futur avant le mariage, elle ne lui avait pas
dit «cela», puisqu'il l'épousait, car la philosophie amoureuse de l'ouvrier
parisien va jusqu'au registre, mais s'y arrête, et quel cataclysme s'il lui
demandait «cela»! Elle le dirait.
«Il n'y
avait qu'un parti à prendre, celui, messieurs, que vous auriez pris vous-mêmes:
renoncer à la goujonnée miraculeuse et au joli reginglard et s'éclipser à
«l'anglaise.» Il est quelquefois dur de porter la toge!
«Trois
ans après, je traversais un square populaire où s'ébattait une nuée de marmots,
lorsque à mon passage une ouvrière, assise sur un banc, se dressa, courut
prendre son enfant, qui jouait dans le sable, l'éleva entre ses bras et me le
présenta:
«Ah! ces
Parigotes: elle m'avait reconnu, autrefois, dans la guinguette, sous mon
déguisement de pêcheur à la ligne.
«Je ne
vous cache pas que j'ai, sous un prétexte, redemandé le registre, et que j'y
ai, comme par hasard, renversé la bouteille d'encre, à la page où cette jeune
mère était déshonorée.»
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