CONTES TRAGIQUES
LA TROUÉE
J'ai eu
le plaisir de dîner cette semaine avec un honorable passementier qui était à
Buzenval. C'est un homme presque chauve, très loquace et d'humeur joyeuse, le
type du bourgeois tel que nous l'ont dépeint les physiologistes de 1830, tel
qu'on le retrouve encore dans certains quartiers excentriques, et non
haussmannisés.
Ils avaient
beaucoup de bon, ces véritables enfants du vieux Paris, entêtés pour les
routines, mais fidèles aux traditions naïves et colorées, comme à leurs
vieilles enseignes, et gardant ce qu'on nomme aujourd'hui les préjugés de la
famille et de la patrie avec cette pointe de gouaillerie qui témoigne du
terroir voltairien. Voilà bien, en effet, cette race si fière du vin de ses
coteaux; la seule de l'univers qui ait pu inventer de trinquer en heurtant les
verres, de chanter au dessert, de faire des calembours, de dénouer sous la
table la jarretière de la mariée et de construire des chalets sur les cimes des
Batignolles.
Mais,
sous ces puérilités de nature, quelle bonté, quel ardent sentiment du juste, du
devoir même, quel dévouement aux idées généreuses et quelle commisération
inépuisable pour les douleurs humaines!
Ces
réflexions me venaient tandis que je prenais part à ce repas de famille, et
devant la face épanouie du bon passementier, je me demandais si c'était bien là
une de ces quatre-vingt-dix mille têtes que ce petit polisson de Vermesch
réclamait pour fonder son Eldorado politique.
Je
confesse ici que nous tirâmes les rois à la façon des pâles réactionnaires, et
que la fève, qui était une dragée, échut à une délicieuse petite fille de huit
ans, laquelle, sautant sur mes genoux, me proposa de partager avec elle le
lourd fardeau de cette tyrannie d'une heure. Mon acquiescement scellé d'un gros
baiser, le père fit sauter le bouchon d'une bouteille, jusque là réservée, et
d'un ton d'ancêtre:
Et il me
versa lentement son vin clair et joyeux. Malgré les grands yeux de la mère,
j'intercédai pour ma petite reine, et, sur tout le cercle de la tablée, on but
à la santé de celle par qui toute piquette devient de l'ambroisie, la France!
—Non, mais sans flatterie, qu'en
pensez-vous? insistait le brave homme, les regards dans mes yeux et avec une
angoisse comique. Je n'en avais pas bu depuis la trouée; je trouve qu'il a
encore gagné; n'est-ce pas, femme?
Ma foi,
je le laissai parler. Il se renversa en arrière sur sa chaise, comme pour
laisser s'évaporer une bouffée d'orgueil, et mettant ses mains dans ses poches,
il commença en ces termes:
—Nous étions campés depuis la veille dans
une sorte de hangar; il faisait un froid de tous les diables! Je n'avais pour
tout potage que mon bidon rempli de ce vin que voilà! Cet animal de Paluchon,
notre herboriste, ronflait dans un coin comme une toupie hollandaise, et
envoyait, je m'en souviens, de grands coups de bottes dans l'espace…. Paluchon
était un capitulard. Le sergent, un nommé Balognet (je ne sais pas ce qu'il est
devenu, celui-là!) frisait sa moustache convulsivement. C'était le matin du 18,
et quand le sergent frisait ainsi convulsivement sa moustache, c'est qu'il
devait y avoir du nouveau ou que ses cors le faisaient souffrir.
«On
faisait la popotte. C'était un peintre qui cuisinait. Il nous a fait manger de
drôles de choses! On m'avait nommé caporal, d'abord parce que je ne me grise
jamais, et, je crois, aussi un peu parce que je suis passementier.
«Tout à
coup, vers les neuf heures, nous entendons un son de trompette:
Ta, ta, ta, ra, ta, ta! Balognet dit:
Ta, ta, ta, ra, ta, ta! Balognet dit:
«Personne
ne bouge. Au bout d'un instant: Ta, ta, ta, ra, ta, ta! C'était au caporal, en
effet. Je sors, naturellement, et je trouve à la porte un officier de
l'état-major.
«Je
n'étais pas fâché de me venger un peu de Balognet, qui avait eu raison contre
moi devant les camarades.
«Balognet
sort furieux. Je rentre à mon tour. Paluchon rêvait qu'on l'emmenait prisonnier
en Allemagne et poussait des cris en dormant. Je lui jette un sac sur
l'abdomen; il se réveille, émet un long gémissement, se retourne et se rendort,
la face contre le mur. Le peintre remuait tristement la soupe avec sa pipe.
«La
soupe nous parut délicieuse. Quelqu'un alla jusqu'à se demander s'il y avait
vraiment des carottes dedans, et je me souviens que le peintre répondit dans
son langage: «Oui, personnellement!» On en rit aujourd'hui; mais alors ce
n'était pas la même chose! Enfin nous étions ivres de joie. Sur la prière de
l'assemblée, je détaillai La
Marseillaise.»
—Enfin, nous partons. On revient d'abord
sur Paris. C'est une habile manoeuvre! pensais-je. A la gare Paris-bestiaux, on
nous fait monter en wagons. Le colonel n'avait pas paru. Bien évidemment, il ne
devait se montrer qu'au moment décisif; l'idée me sembla ingénieuse, elle
trompait l'ennemi! Paluchon était à côté de moi, et à chaque instant sa tête
rebondissait sur mon épaule. Jamais je n'ai vu dormir avec cette ténacité.
«Au bout
de sept heures de chemin de fer, on nous fait descendre du côté de Courbevoie,
en face d'une fabrique de je ne sais quoi, appartenant à je ne sais qu'est-ce.
Nous prenons les rangs péniblement. Balognet, pendant le voyage, avait ôté sa
botte droite et ne pouvait arriver à la remettre. Si je vous donne ce détail,
c'est qu'il n'y en a pas de petits dans de telles situations. Enfin il y
parvint, et nous nous mîmes en marche.
«Comme
la nuit était venue, on n'y voyait pas plus que dans un four. Malgré cela, nous
nous sentions dispos. Nous allions donc enfin assister à une bataille? Moi-même
j'étais ému, pourquoi m'en cacher? Quoique voltairien, je pensai malgré moi à
l'immortalité de l'âme.
«Paluchon
suait à outrance, et, quoiqu'il prétendît que son sac en était la cause, je
devinais qu'il caponnait. Tout à coup un bruit extraordinaire se fit entendre
près de nous: on peut le formuler à peu près ainsi: Bâaoumm! svffrittt. Toutes
les fenêtres de la fabrique pétèrent.—Je ne sais où j'avais la tête en ce
moment, mais il me revient que je demandai au peintre si c'était le canon!
Était-ce assez bête? Il me répondit:
«Je
n'eus pas la force de sourire. Le pauvre Paluchon était devenu vert et
reniflait comme s'il venait de monter cinq étages.
«En cet
instant, derrière nous, et plus près encore, éclata le terrible: Bâaoumm!
svffritt!… Puis à gauche, puis à droite, puis de tous les côtés. Nous étions
évidemment découverts? Je serrai la boucle de mon ceinturon, et bus une gorgée
en pensant à ma femme et à mes enfants. C'est alors que Balognet cria:
«Au bout
d'une heure, nous repartîmes. Nous arrivons à une rue, on nous fait mettre en
queue, l'un derrière l'autre, comme des capucins de carte, et, à l'abri des
maisons, nous traversons le pays. Il me serait impossible de vous dire le nom
du pays. Là on s'arrête encore une fois. Je voyais devant nous une sorte de
fossé dont je ne pouvais m'expliquer la destination. Tout cela m'est présent
comme d'hier. Nous y descendons, et Balognet crie:
«C'était
là, en effet, que devait pour nous se passer la bataille. Nous y restons debout,
l'arme au pied, le sac au dos, jusqu'à environ cinq heures du matin.
L'herboriste faisait peine à voir. Il s'appuyait des deux mains sur son fusil
et oscillait à droite et à gauche. C'était risible.
«Enfin
le colonel arriva. Il paraît que c'était lui qu'on attendait. Il avait le teint
animé. Il nous passa en revue et nous harangua. Je n'entendis pas un mot de
tout ce qu'il disait, mais je compris qu'il parlait de la trouée. C'était bien
elle! Ah! monsieur! le sang me bouillonnait dans les veines! Je jurai
intérieurement de vendre chèrement ma vie; on n'a pas deux fois de pareilles
émotions dans une existence!
«Quand
le colonel eut terminé, on se prit à causer sur les rangs. Balognet essaya de
couper sa botte avec sa baïonnette, tandis que l'herboriste mettait son sac en
traversin sur les rebords du fossé et s'apprêtait à dormir, comme Turenne sur
son canon. Le peintre parlait de tremper une soupe, mais au figuré cette fois.
On discutait la harangue du colonel. Les uns la trouvaient trop laconique, les
autres sans profondeur! Un serrurier remarqua que le mot République n'y était
pas prononcé et en conclut que le colonel était bonapartiste. Un vieux monsieur
récita les mots de Napoléon avant Austerlitz. Quant à moi, je me bornai à
remarquer qu'il valait mieux prêcher d'exemple et que, si j'avais l'honneur
d'être militaire, je crierais simplement: En avant!
«Cependant
la journée avançait, et la trouée n'arrivait point. Nous voyions de temps en
temps accourir à bride abattue de jeunes officiers qui échangeaient quelques
mots avec le colonel. Le Mont-Valérien tonnait sans discontinuer, et, sur la
gauche, on entendait crépiter la fusillade. Nous attendions impatiemment le
moment de nous précipiter dans la mêlée.
«On a
beau dire, voyez-vous, le Français est né soldat. Ce qui me désespérait,
c'était de ne rien voir, car je savais le combat engagé depuis l'aurore, et
l'issue pour moi n'en était point douteuse: nous pouvions passer! Oui,
monsieur, nous le pouvions. Nous aurions peut-être laissé trente mille hommes
sur le carreau; mais avec le reste je me chargeais de surprendre Guillaume dans
Versailles, de donner la main à Faidherbe, et tandis que Chanzy se ralliait
dans le Centre, et que Bourbaki opérait dans l'Est, je balayais de France tous
les Prussiens jusqu'au dernier. Mes idées là-dessus n'ont pas changé.
«Cependant,
dans notre fossé, nous commencions à perdre un peu patience. On murmurait sur
les rangs: «Que faisons-nous ici les mains dans les poches, tandis que les
autres se battent?» Tel était le cri général. On avait les yeux tournés vers le
colonel, qui, sa lorgnette à la main, semblait étudier les effets de nuage.
Enfin nous n'y tînmes plus: on se débanda. L'herboriste Paluchon se révéla
alors sous un jour imprévu, et je vis que je l'avais mal jugé:
«—Puisque
nous sommes inutiles ici, s'écria-t-il, rentrons du moins dans la capitale et
reprenons nos places derrière les remparts!
«—Oui,
c'est vrai, cela, fit Balognet, dont la moustache pendait misérablement;
d'ailleurs, nous sommes trahis!
«Je ne
crois pas à la trahison, monsieur, et c'est avec un véritable sentiment de
désespoir que je les vis tourner casaque et entraîner, par leur mauvais
exemple, la majeure partie du bataillon auquel j'avais l'honneur d'appartenir.
«Le
colonel les regarda partir sans sourciller, ce qui prouve bien que c'était un
coup monté, et il se borna à dire à haute voix:
«Nous
marchâmes dans la direction de la bataille. Le brouillard était intense, si
vous vous en souvenez, ce jour-là. Nous nous hélions de temps à autre pour ne
pas nous perdre, car on ne distinguait rien à deux pas. Enfin le moment vint où
il ne nous fut plus possible de nous rejoindre, et je m'aventurai seul dans la
boue, du côté où j'entendais gronder le bronze….»
—J'ai failli l'être vingt fois, ma bonne.
Je marchai ainsi à l'aventure jusqu'à la nuit, et savez-vous, monsieur, où je
m'arrêtai? Aux portes de Versailles, où je fus fait prisonnier par un poste
prussien. Mais j'aurai du moins jusqu'à mes derniers jours la consolation de
pouvoir dire que, la trouée, moi, je l'ai faite!
Et il
éclata d'un si bon rire, avec une joie si naïve, que je me sentis ému jusqu'au
fond de l'âme. «Brave passementier, héros inconscient de cette Iliade moitié
bouffonne et moitié navrante, sois béni! pensai-je! car toi, du moins, tu as
fait ton devoir jusqu'au bout. Grâce à toi et à tes rares pareils, quels
qu'aient été ses torts et quels qu'ils soient encore, la bourgeoisie s'est
rachetée à jamais sur les sombres coteaux de Montretout et de Buzenval.»
—Monsieur mon roi, me dit tout-à-coup la
petite fille blonde et rose, voici le bidon de papa, celui qu'il avait.
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