CONTES
LE MARIAGE DE CAMBRONNE
Mon
grand-oncle maternel, le capitaine Peyrot, était à Waterloo, dans la garde. Il
y avait été foudroyé par la mitraille anglaise à côté de son général,
l'illustre Breton Pierre-Jacques-Étienne Cambronne, le héros du «Dernier
Carré», et laissé, comme lui, pour mort sous la pile sanglante des grenadiers
du 2e bataillon de la troisième des braves. Il eut la chance, «si c'en est
une», disait-il, d'être relevé, lui aussi, vivant encore, par les mêmes
infirmiers de Wellington qui cherchaient, par ordre, son chef «dans la
bouillie», et, avec lui, on l'emmena «par-dessus le marché» en Angleterre. Ils
y guérirent d'ailleurs tous les deux et revinrent ensemble en France, sous la
Restauration, mon grand-oncle toujours célibataire, Cambronne marié.
Le
capitaine Peyrot, qui avait tout vu, «tout, tout», et ne s'étonnait plus de
rien, «rien, rien», ne digérait pas ce mariage.
—Ce serait, clamait le vieux grognard, à
vous dégoûter de l'amour si ce n'était fait depuis longtemps!
—C'est ça. Moi, je ne l'ai pas entendue,
quoique je fusse à côté de lui, dans le carré, qui fut un triangle, entre
parenthèse. Mais elle est authentique, quoique, à Londres, on la mît en doute
lorsque nous arrivâmes. On la discutait partout, dans la plus haute société, et
il y suscitait le dénigrement bien naturel de nos vainqueurs. Rien d'aussi beau
dans l'antiquité, disaient les uns, ni dans Corneille, ni même dans les Bulletins
de la Grande Armée; il ne l'a pas dite, assuraient les autres. Le général était
très embêté du débat, on n'a su pourquoi que plus tard. La vérité, si tu veux
la connaître tout de suite, c'est que ça ronflait terriblement dans le
triangle.
«—Moi,
non, mon général; mais ça ne prouve rien, d'abord parce que je ne suis que
lieutenant, et ensuite parce que, sur le moment, ça vous a peut-être échappé
tout de même!
«A notre
arrivée à Londres, les plus grandes familles du pays s'étaient arraché nos
vieilles peaux trouées pour les recoudre, bien entendu, car c'est ça, la
guerre, et, quand c'est fini, on s'adore. Nous avions été enlevés par une
aristocrate qui, au mérite d'être belle comme le jour, unissait la vertu d'être
veuve. Elle nous faisait soigner dans son hôtel même sans regarder à la
dépense. Et les petits plats, et les bons vins, et le linge blanc, et tout!
J'en avais, tu penses bien, mon compte. J'ai été pansé là par des mains où il y
avait des bagues comme j'en souhaite à ta promise! Mais, pour le général,
c'était de la dorlotation! La patronne vivait quasiment au pied de son lit. Elle
ne le quittait que le temps d'aller se coiffer, parce qu'elle avait des cheveux
comme une meule, en or de soleil, qu'aucun peigne ne pouvait retenir. Enfin,
nous guérissions, guérissions tout le temps dans la ouate.
«J'avais
remarqué—car on a des yeux pour voir, c'est même fait pour cet usage—que mon
supérieur louchait un peu vers la toison d'or. C'était encore de son âge, il
n'avait que quarante-cinq ans, en 1815, étant né à Nantes dans les environs de
1770, comme moi, à six mois près. Son avancement lui venait de sa valeur. Moi,
je suis de Limoges, pour ta gouverne. Je l'avais eu d'abord pour chef en
Vendée, où nous apprenions le métier; puis sous Masséna, à Zurich, de là à
Iéna, et la suite. On ne s'est plus quittés; qui voyait Peyrot voyait Cambronne
et vice versa. C'est pour te dire si je le possédais par coeur! Au retour de
l'île d'Elbe, par anecdocte, il m'avait fait un signe par-dessus la mer:
«Psitt, Peyrot», et j'étais là, au débarquement. On revint à Paris ensemble,
derrière l'aigle. Ça devait finir en Belgique. Enfin, petit, à la réserve du
grade, des frères qui n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Aussi
tu juges de mes tribulations quand je le vis se prendre d'heure en heure, comme
un conscrit, dans la tignasse de l'Anglaise. Mais je n'aurais jamais cru ça,
non, jamais je n'aurais cru….
«Nous ne
tardâmes pas à être debout l'un et l'autre et prêts à recommencer. Mais, outre
qu'il n'y avait plus d'empereur, nous étions bel et bien prisonniers de guerre,
et par conséquent forcés de moisir en Angleterre. Je me mis à donner des leçons
de limousin, d'où le français dérive, et le général resta campé chez la belle
hôtesse, qui ne voulut pas le laisser partir. Il se laissa faire violence et,
au bout d'un mois, il filait quenouille à ses pieds. Tu sauras un jour, mon
garçon, ce qu'une jolie blonde peut faire d'un grenadier. Il n'y a plus
d'empereur, il n'y a plus de France, il ne reste qu'un pauvre bougre au bout
d'un fil, comme un chien, derrière une jupe. Elle en obtenait ce qu'elle
voulait d'un sourire, rien qu'en se cardant devant lui, et tout, te dis-je,
excepté cependant une chose, à savoir qu'il lui parlât de Waterloo.
«Sur ce
chapitre, bouche cousue. Il la regardait, sans répondre, de ses yeux bretons,
couleur de mer, et, si elle insistait, il lâchait la quenouille et s'en allait
errer dans ces rues aux noms impossibles, où il n'y a qu'à dire: «Dieu vous
bénisse!» Or, elle voulait, l'Anglaise, que Cambronne lui parlât de Waterloo.
Elle ne l'avait pris chez elle que pour ça; j'en ai la conviction absolue.
Tenir la vérité vraie, sur la bataille, de celui qui en avait été le héros,
c'était le nanan du nanan pour ses trente-deux dents britanniques. Elle damait
ainsi le pion à toutes ses rivales de la gentry, et c'était comme si elle eût
l'autographe du dernier bulletin de Napoléon. Mais le général demeurait muet et
impénétrable.
«—Voyons,
de vous à moi, les portes closes, la phrase, la magnifique phrase, lui
demandait la sirène, est-elle telle qu'on la cite? L'avez-vous dite?
Répondez-moi, si vous m'aimez?
«Cette
probité n'avançait pas ses affaires de coeur, et il se rendait fort bien compte
que l'intérêt qu'il inspirait à l'hôtesse diminuait de jour en jour avec la
certitude d'avoir à elle, et chez elle, l'homme du mot immortel.
«C'est
encore une vérité, petit, que ton grand-oncle doit t'apprendre, que moins elles
nous aiment, plus nous les aimons; c'est la sacrée nature qui veut ça. Le
pauvre général en tirait la langue d'une aune. Elle en jouait comme d'une
souris. A chaque visite que je lui faisais, je constatais son dépérissement.
«Et je
lui racontais, pour le consoler, qu'ils l'avaient flanqué dans une île à
requins et qu'il n'y avait plus rien à faire, là-bas, pour les grognards. Mais
il ne m'écoutait pas plus que le chant du merle dans une batterie. Un matin,
enfin, il jeta son caveçon:
«—Alors,
la garde se rend? fut tout ce que je trouvai à lui dire, et je pleurai, mon
gars, moi, un dur-à-cuire, comme une demoiselle.
«La fin
de l'histoire n'est pas longue. A quarante-cinq ans on ne se défend plus;
Cambronne demanda sa main à la veuve. Elle n'y mit qu'une condition, et tu la
devines?…
—Tu es donc bête? La condition, c'était
qu'il lui dirait, non plus à elle seule, mais devant toute sa famille réunie en
soirée de fiançailles, la phrase textuelle et véridique du Dernier Carré, qui,
je te le répète, fut un triangle. Et il en était si fou qu'il y consentit.
Seulement, vois-tu, conclut le capitaine Peyrot en tire-bouchonnant sa
moustache, celle qu'il leur répéta, à ces Angliches, c'était la vraie, celle
que j'avais entendue, la bonne, plus courte de sept mots que l'autre. Telle est
l'histoire du mariage de Cambronne. L'empereur ne l'a jamais su à
Sainte-Hélène.
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