CONTES
LAZOCHE, PEINTRE D'IDÉAUX
Parmi
les membres honoraires de cette fameuse société des Place-aux-Jeunes qui a tenu en échec pendant sept ans et
bouleversé du haut un bas la paisible bourgeoisie des Ternes, il y avait un
peintre nommé Lazoche, qui était un bien drôle de corps.
Lazoche
avait été découvert par Saintonge, l'un des sept titulaires, et présenté par
lui à la société comme un bonhomme
très fort, et n'ayant pas son pareil pour l'article Venise, article alors
fabuleusement demandé par les débitants de peinture. Les Venises de Lazoche lui
étaient prises sans marchander, quoiqu'il ne mît pas plus d'une heure à les
exécuter, et cela, disait Saintonge, à cause de leur couleur locale «à tromper
les pigeons de Saint-Marc». Lazoche, d'ailleurs, ne vivait que de cette
production, exclusivement. Inutile de dire qu'il n'avait pas mis les pieds dans
la ville des doges: cela se voyait du premier coup d'oeil et il ne cherchait
pas à duper le monde.
La
première fois que Lazoche était allé offrir une de ses toiles à un marchand,
voici, sur son récit même, comment la chose s'était passée.
Moi, je
demeure stupide. Quelques jours après, je renouvelle l'expérience avec un
autre, qui me tient exactement le même langage. J'ai renoncé à comprendre,
voilà tout.
—Peut-être ce nom de Lazoche est-il
composé de syllabes fâcheuses, ou a t-il été déjà compromis pas un barbouilleur
précédent!
Cette
veine trouvée, Lazoche la suivit sans se torturer l'imagination pour varier son
sempiternel Grand Canal. Si un jour il avait placé dans sa toile le Palais des
Doges à gauche et la gondole à droite, le lendemain il flanquait la gondole à
gauche et à droite le Palais des Doges, implacablement reflété dans les mêmes
eaux et baigné sans rémission par le même ciel de cobalt pur, dit ciel italien.
Et quand Saintonge le taquinait sur ces ciels d'azur exaspérants:
—Que veux-tu, lui répondait le bon
Lazoche, je ne sais pas faire les ciels orageux, je n'en ai pas dans l'âme!
Saintonge
lui apporta un jour une photographie de Venise, dans laquelle le susdit Palais
Ducal était vu de face. L'étonnement de Lazoche fut profond. Pendant une
semaine, il resta tout troublé, n'osant pas se risquer et représenter le Palais
autrement que de profil, et craignant d'y perdre son pain:
Au bout
de deux ans de ce métier, à deux Venises par semaine, Lazoche fut pris d'un
vertige. Il se crut du talent, et voulut exposer; il avait besoin de lire,
enfin, sa signature sur une toile au Salon. Autant valait pour lui se jeter à
l'eau tout de suite; les marchands le lui firent amèrement comprendre.
—On verrait donc au Salon des Venises
signées Lazoche! Vous n'y pensez pas! Mais alors, malheureux que vous êtes,
qu'est-ce qui prouverait désormais que toutes les Venises sont de Ziem?
—Ah! vous ne comprenez pas? Eh bien!
sachez, monsieur, qu'il est urgent pour l'écoulement de vos produits dans
l'intérêt de notre industrie, que toutes les Venises que l'on fait et surtout
les vôtres soient éternellement de Ziem! Comprenez-vous maintenant?
Et il
sortit en enfonçant son chapeau avec un tremblement. De ce jour, il renonça aux
Venises anonymes.
Pour
apprécier l'héroïsme du sacrifice, il faut savoir que Lazoche n'avait pas, non
seulement d'autre ressource, mais d'autre talent, et que le pauvre garçon était
marié. Cette atroce fabrication lui avait faussé l'oeil et la main au point
qu'il n'était pas bien sûr lui-même de pouvoir copier proprement un pot, une
carotte ou un bâton de chaise. Le peu qu'il y avait en lui d'artiste s'était
noyé dans l'indigo du Grand Canal et le vermillon du Palais des Doges. Il s'en
plaignait tristement à ce farceur de Saintonge, le jour même de sa mésaventure,
au dîner mensuel de la société.
—Mon cher, on a attribué pendant cent ans
et on attribue encore, à dire d'expert, tous les tableaux de Guardi au
Canaletti. Qu'est-ce que ça te fait d'être pris pour Ziem, je te demande un
peu!
—Pourquoi, alors, ne tenterais-tu pas de
l'orientalisme? Là, tu ne feras du tort à personne et les chameaux sont à tout
le monde.
—J'ai pourtant vu de toi des gondoles!…
Tu t'exagères les différences. Les chameaux ou les gondoles!… Tiens, c'est à
peu près la même forme!
Nous
avons dit que Lazoche était marié: sa femme et lui formaient bien le ménage le
plus extravagant de toute la bohème ternoise. L'atelier leur servait à la fois
de salon, de salle à manger, de cabinet de toilette, de cuisine et de toute
salle imaginable. C'était un labyrinthe dont Lazoche seul connaissait les
détours, inextricables pour tout autre.
A onze
heures, Lazoche donnait un tour de clef à l'atelier et s'en allait chercher le
déjeuner, invariablement composé de deux petits pains, d'un litre de vin, d'une
tranche de galantine truffée, d'un cornet de crevettes et d'un morceau de brie
que l'on mangeait sur le coin de la table, au milieu des tubes de couleurs,
dans les papiers mêmes qui les avaient enveloppés. Cela évite de laver les
assiettes et, comme disait Mme Lazoche, l'ariade
se mettre en cuisine. Le reste du café de la veille, réchauffé sur le poêle,
complétait le repas, repas de paresseux s'il en fut. Dans la journée, Lazoche
confectionnait ses Venises et Mme Lazoche s'habillait: cela durait jusqu'à cinq
heures. Lasse, molle et traînante, elle allait d'un coin à l'autre en bâillant,
s'allongeant ici sur le canapé, oisive, puis s'accoudant à la fenêtre et
regardant dans la rue sans voir, une heure entière; enfin, elle s'asseyait
devant le miroir et commençait à se démêler lentement, coiffait son poing de
petits bonnets, jouait avec le chat, perdait le temps de toutes les manières,
jusqu'à ce que le jour tombât. Alors, elle se ficelait à la hâte et descendait
aux provisions; une fois dehors, elle recommençait à flâner aux devantures de
magasins, à lire les affiches de théâtre, à promener son indolence, et elle
rentrait toujours trop tard pour faire le dîner qu'elle improvisait. La seule
chose qui la secouât un peu de sa torpeur, c'était un billet de spectacle pour
le soir, car elle raffolait du théâtre.
Le
pauvre Lazoche adorait cette marmotte, et l'idée de la voir privée de son bain
matinal, par exemple, l'épouvantait plus que la misère pour lui-même.
D'ailleurs, un secret instinct l'avertissait que cette femme tenait plus au bien-être
qu'à l'amour; il sentait qu'elle ne résisterait pas au moindre changement dans
ses habitudes et qu'elle avait la fainéantise dans le sang.
Il avoua
un jour à Saintonge, atterré, qu'il se félicitait de ne pas avoir d'enfants de
sa femme, bien qu'il en eût désiré ardemment, tant il craignait que la
maternité fût mortelle à ce tempérament de harem.
Il
fallait donc aviser à trouver quelque autre métier. Confectionner de nouveau
des Venises de contrefaçon qui le rendaient complice d'un vol véritable, il ne
put s'y décider. Selon le conseil de Saintonge, il tenta de l'orientalisme;
mais aucun marchand ne voulut de ses chameaux, même sans signature: on les
trouvait, poliment, trop personnels. Alors, il fit des fleurs, mais quelles
fleurs, grand Dieu! Les plus indulgents les prenaient pour des feux d'artifice.
Un marchand lui écrivait: «J'ai attentivement regardé le bouquet que vous
m'avez envoyé; c'est sans doute le bouquet du 14 Juillet que vous avez voulu
représenter. Croyez-en, monsieur, ma vieille expérience; il est des choses que
la peinture ne peut pas rendre; les feux d'artifice et les feux de peloton sont
de ce nombre. J'ai l'honneur de vous saluer.»
Enfin,
le hasard vint en aide au déplorable Lazoche, et lui fit découvrir à la fois sa
voie artistique et la fortune. Un matin, on heurta à sa porte.
Lazoche,
qui n'attendait personne et auquel son concierge ne montait jamais ses lettres,
hésita d'abord à ouvrir, craignant ce que les bohèmes appellent, depuis
Pyrrhus, une tuile.
A ce nom
bien connu, Lazoche jeta vite la couverture sur la baignoire où la paresseuse
s'étirait voluptueusement, et il courut à la porte.
A la
vérité, Lazoche était inquiet de cette visite. Ce Galoix n'était autre que le
charcutier auquel, depuis quinze jours, il prenait sa galantine à crédit, car
il était à bout de ressources:
—L'honneur est pour moi, monsieur,
répliqua l'autre. Mais je crois que je vous dérange! ajouta le charcutier en
rougissant jusqu'aux oreilles, car, dans la buée d'eau chaude et de cigarette,
il venait d'apercevoir, comme coupée par la couverture, la tête de la baigneuse
qui le regardait, nonchalante. Vous avez un modèle?
—Non, dit Lazoche, qui ne put s'empêcher
de rire à l'idée de ce modèle posant dans une baignoire, c'est ma femme que je
vous présente.
Le
charcutier rougit plus fort, ne sachant s'il fallait saluer ou se voiler les
yeux. Et, pour se donner une contenance, il se retourna vers une des toiles
accrochées à la muraille:
—Ah! monsieur! on n'a pas besoin de
demander si c'est Venise. Quel joli endroit tout de même. Vous y êtes allé?
—Je vais être père, monsieur Lazoche, et
Mme Galoix désirerait avoir un bel enfant; c'est le premier après dix ans de
mariage. Mais un bel enfant, vous entendez!
—Sans doute, sans doute. Cependant, tout
en me ressemblant, comme il convient, et ce que je désire naturellement, nous
voudrions qu'il eût quelque chose de mieux encore. Ah! monsieur Lazoche, il y
en a de si jolis, au parc Monceau, de ces poupons gros et gras. Vous êtes
artiste, vous savez ce que je veux dire.
—Tenez: si par exemple vous vouliez me
peindre un de ces marmots dont je vous parle avec de bonnes joues rebondies,
des cheveux frisés, et des yeux grands comme ça, qui vous regardent!… Vous le
pouvez, avec votre talent! J'irais bien jusqu'à cent francs, monsieur Lazoche.
—C'est bien simple: je le pendrais dans
notre chambre, de sorte que Mme Galoix l'aurait sans cesse devant les yeux.
Elle finirait par se pénétrer de cette image, et au jour attendu nous aurions
un bel enfant, monsieur Lazoche.
—C'est infaillible, mon cher monsieur. Ma
mère vous le dirait, quoiqu'elle ne fût qu'une paysanne, si elle était encore
de ce monde!
—Mon cher monsieur Galoix, l'idée est
excellente; elle me plaît beaucoup, elle est faite pour plaire à tous les
artistes. Mais causons. D'abord, de quel sexe le voulez-vous, cet idéal? Car,
si vous avez une petite fille, songez combien il est regrettable qu'elle naquît
avec une tête de garçon, et vice-versa!
—Et Mme Galoix, un garçon, c'est tout
naturel, reprit Lazoche, qui voyait s'ouvrir devant lui toute une industrie
nouvelle. Cela peut s'arranger. Mais fille ou garçon, sera-t-il blond,
sera-t-elle brune? Il faut bien nous entendre.
—Alors, Mme Galoix le veut blond,
évidemment. Je le ferai châtain, monsieur Galoix, et la nature choisira.
Comptez sur moi, vous aurez votre idéal après-demain.
Dès que
celui-ci fut au bas de l'escalier, Lazoche piqua une tête et se mit à danser
sur les mains, avec tous les signes d'un enthousiasme évident. Puis il prit une
belle toile blanche et l'installa sur son chevalet.
—Joues rebondies, songeait-il, cheveux
frisés et de grands yeux qui vous regardent. Telles sont les données; c'est
l'idéal de ce charcutier! Essayons.
Et il
commença à tracer un grand cercle, il dessina deux petits cerles parallèles, et
un autre plus petit sous ces deux-là; et ayant rempli les uns de bleu, et les
autres de rouge, il vit que cela était déjà bien et représentait à miracle le
visage, les yeux et la bouche de l'idéal. Alors, il continua de travailler dans
ce sens, et quand il eut parachevé ce chérubin, il s'en fut le porter à son
charcutier.
Mme
Galoix restait confondue d'admiration, et il était facile de constater que ses
yeux étaient déjà pris par cette pleine lune et que le charme opérait.
Cependant, elle émit une observation:
—N'auriez-vous pas pu, dit-elle, lui
ajouter quelques ornements, un ruban, ou une fleur, par exemple, ou même lui
mettre une main tenant un hochet?
—J'y avais pensé, madame, mais j'ai craint
que fleur ou hochet, l'ornement ne se reproduisît à quelque place imprévue sur
le corps du nouveau-né. Ce sont là, d'ailleurs, des détails supplémentaires qui
doivent être l'objet de commandes à part et qu'on ne peut prendre sur soi
d'entreprendre sans un désir formel et réitéré de la famille.
La
chance voulut que l'enfant de la charcutière ressemblât épouvantablement à
cette boule enluminée. L'événement fit du bruit aux Ternes: les commères en
parlèrent, et il vint d'autres commandes à Lazoche. Aussi multiplia-t-il ses
idéaux. Il en fit pour tous les corps de métiers et pour tous les goûts, son
atelier était rempli de têtes d'enfants, rondes, ovales ou carrées, rouges ou
pâles, graves ou souriantes, expressives ou neutres. Il en avait un choix inépuisable
pour boulangers, bouchers, herboristes, papetiers, rentiers ou militaires
retraités, pour tous les états. Il en inonda le quartier et il y gagna beaucoup
d'argent. Tous les enfants faits aux Ternes à cette époque ont été parfaits sur
ses modèles.
Aussi au
dîner des Place-aux-Jeunes,
Saintonge proposa-t-il de rayer Lazoche de la liste des membres honoraires et
de le reléguer dans la catégorie des membres arrivés.
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