CONTES
LE COUP DE LA BELLE-MÈRE
Menacé
de l'une de ces revendications auxquelles tout écrivain est en butte lorsqu'il
affuble d'une patronymie déclarée au Bottin le personnage le plus fictif de
comédie ou de roman, j'estime sage d'en revenir au système du vieux
répertoire—ou de La Bruyère—et d'appeler paisiblement: Eraste, Clitandre,
Araminte et Bélise les types, comme on dit aujourd'hui, de ce conte
philosophique.
Frères
de père et de mère, Clitandre, l'aîné, et le cadet, Eraste, étaient unis à
souhait, et ils s'aimaient exemplairement avant le mariage de ce dernier avec
la charmante Araminte, fille de Bélise. Ils vivaient alors ensemble dans un même
appartement suburbain, à Levallois, y mettant en commun leurs ennuis, leurs
plaisirs et leurs ressources, et, jeunes, ils attendaient la fortune. Or, ce
fut au cadet qu'elle sourit, et sans respect du rang d'âge.
Il est
vrai qu'Eraste était blond, joli garçon, et, des deux, le plus fataliste, voire
dénué de toute force volitive, une chiffe enfin. C'est tels que, sur son pneu,
les recherche la déesse aux yeux bandés. Cette chiffe était de toute éternité
dévolue aux chiffons. Employé d'un grand bazar universel de la Ville-Lumière,
il y «rayonnait», c'est le mot, au comptoir de la soierie, et, sa journée vécue
dans le sourire professionnel, il rejoignait son frère à un petit café de la
place du Havre, où se livraient des matches de billard. Clitandre se piquait de
carambolage, et, brun aussi tenace que le blond était veule, il laissait sur le
tapis la bonne moitié de ce qu'il gagnait à son métier de courtier
d'assurances. Mais tout s'équilibrait aux fins de mois, grâce à l'entente
fraternelle, dans la bourse à deux pochettes.
Celui
qui, du fond des nues, règle les choses de ce monde s'amusa donc, un jour, pour
tenir le diable en haleine, à conduire Araminte, jeune fille pleine d'agréments
du huitième à l'étalage miroitant où l'indolent Eraste, le crayon d'or en
flèche à l'oreille, chiffonnait les soldes de faille et aunait les coupons de
satin.
Le doux
commis, marqué de Dieu, emplissait son idéal de vierge. Et, comme il le
vivifiait aux yeux de Bélise, mère docile, deux destinées se nouèrent en
une.—Ainsi deux wagons s'accrochent en gare, avec la petite secousse, pour des
voyages moins longs que celui de la vie.—Et le mariage fut.
Vous
cacherais-je que, le beau matin où l'adjoint du maire empêché du huitième mit
la main d'Araminte dans celle d'Eraste, il y déposait du même coup, au nom des
lois, un portefeuille conjugal de vingt-deux mille livres de rentes? La société
paraphait ainsi l'oeuvre amoureuse de la nature.
Cette
dot, à la vérité, n'était qu'une espérance. Elle était formée des revenus
locatifs d'un immeuble à six étages, sis rue de Rome, dont Bélise était
propriétaire. Elle en occupait elle-même le deuxième avec sa fille, et comme
celle-ci, en dépit de la prescription biblique, avait déclaré devant le notaire
en personne que jamais elle ne quitterait sa mère, et que le mariage était, à
ce prix, ni plus, ni moins, on s'était accommodé pour partager l'habitacle,
spacieux du reste, et où il n'y eut d'indivis que la salle à manger et le salon
de famille. Eraste, ai-je besoin de le dire, aquiesça à tout ce que voulait
Araminte, et, huit jours après les noces, il jouissait de cette béatitude que
symbolise l'image gastronomique du coq en pâte.
Si le
titre de belle-mère est devenu, grâce aux physiologistes du mariage, synonyme
de mégère, Bélise n'était vraiment pas une belle-mère. Nul n'en mérita moins
l'injure que cette douce dame, discrète, toujours affable et gaie, et, si jolie
encore, (car elle avait dû l'être à miracle) dans la Saint-Martin de sa
quarantaine, que Clitandre, expert en cette horticulture, la comparait à une
rose de Noël poudrée de neige.
Pauvre
Clitandre! Dédoublé de son cadet, il ne s'amusait guère, à Levallois, en son
logis sans écho et désormais trop vaste, surtout les jours de terme. L'art du
carambolage lui devenait plutôt rebelle, car, lorsqu'on n'y préexcelle pas tout
de suite, les professionnels vous le diront, on en reste toujours à la moyenne
bourgeoisie. Pour cette raison et d'autres d'ordre sentimental, il résolut de
se rapprocher de «sa famille d'élection», multiplia ses visites rue de Rome,
notamment à l'heure expansive des repas, et accepta enfin, avant qu'on le lui
eût offert, de transporter son lit de fer et ses quatre chaises de paille dans
une garçonnière de l'immeuble qu'un congé rendait disponible. Bélise regarda
son gendre qui regardait sa femme qui regardait par terre en ce moment.
Vous
savez les conséquences, de ces hospitalisations indécises, désespoir des
concierges, dont la parenté seule signe les baux et présente les quittances….
On ne vivait d'abord que sous le même toit, on vit bientôt sous le même
plafond, par pure économie de gaz et de chauffage. On avait sa serviette
blanche le dimanche, on a son rond toute la semaine. Si le cadet est de la même
taille que l'aîné, s'ils ont la même pointure, ou peu s'en faut, de pieds, un
contour approximativement identique de boîte crânienne, pourquoi divers
tailleurs, chapeliers et bottiers pour chacun de nos mutuellistes? Un seul
suffit, et le même. Et vient le tour de la bourse: un jour, l'anneau qui
divisait les deux pochettes glisse sur le côté vide, tombe on ne sait où,
s'égare…—et ça y est!
—Je me sens encore à Levallois, disait
Clitandre à Éraste qui regardait sa femme, qui regardait sa mère, dont le
délicieux sourire, fixé sur la tenture, semblait en refléter le ton jaune.
En ces
instants de gêne, et pour eux, Clitandre en avait trouvé une bien bonne. Il se
levait, piquait droit au couple et s'écriait en agitant les bras comme ailes de
moulin:
—Eh bien, et ces neveux et nièces, pour
quand est-ce? Qu'est-ce que vous faites donc au lit depuis un an?… Voilà
l'oncle!… Il attend.
Ce qui
devait advenir advint, vous l'avez deviné du reste. Outre que les vingt-deux
mille livres de revenu s'écornaient du manque à gagner, du loyer de la
garçonnière, des frais supplémentaires d'alimentation commandés par une
magnifique fourchette et d'appels réitérés à l'escarcelle mal nouée du faible
Éraste, la jeune épousée était harassée d'une assiduité, à la fois ruineuse et
indiscrète, qui tournait à la pure cohabitation.
—Je n'ai pas épousé ton frère,
lança-t-elle un soir dans l'alcôve, à son mari, fort énervé d'ailleurs par des
coliques.
C'était
leur première dispute. Il s'en excusa sur son indisposition. Mais elle fut
suivie à bref délai par une deuxième, puis quotidiennement, par vingt autres,
toujours plus aigres.
Quoique
Clitandre sentît venir l'orage, car il n'était point sot, et loin de là, il
n'en perdait pas une bouchée. L'aîné était sûr du cadet, et plus encore le brun
du blond. «Il ne me flanquera pas à la porte peut-être, se disait-il, et,
d'ailleurs, reste la belle-mère.» Quel rêve satanique berçait-il dans cette
idée de derrière la tête, c'est ce que vous saurez tout à l'heure.
Le
dimanche suivant, les cloches sonnaient la fête patronale d'Araminte. On devait
la festoyer par un dîner fleuri, suivi d'une réception en vue de laquelle
Clitandre se mit en frais de poésie. Il pinçait de l'acrostiche. Mais le potage
annoncé, Araminte refusa de s'asseoir à table, et cela sans excuses ou
prétextes, délibérément, dans l'expression d'une volonté immuable. Elle voulait
en finir, et ce soir-là, par une esclandre.
Le
malheureux, usé par les débats journaliers d'une lutte intestine et comprenant
qu'il y allait cette fois de son bien-être, s'en vint, la tête basse, à
Clitandre, et à son: «Qu'y a-t-il?» répondit, atterré: «Tu la rases.»
Le
lendemain, en effet, un peu avant midi, Clitantre se faisait annoncer
correctement chez Éraste. Il entra ganté de blanc, rasé de frais, frisé aux
petits fers et tube du dix-huit reflets des grands jours.
—Je ne te tiendrai pas longtemps,
distilla-t-il. Je viens t'aviser d'une bonne nouvelle. Je fais une fin, à ton
exemple: je me marie.
—Moi-même. Mon mariage, comme le tien,
accorde l'amour et l'intérêt. Elle est charmante, elle ressemble même, en
mieux, à ta femme, et elle a vingt-deux mille livres de rentes. Du reste, tu la
connais, Éraste, puisque c'est ta délicieuse belle-mère, la rose de Noël
poudrée de neige.
—De l'épouser? Qui m'en empêche? Rien
dans les moeurs, rien dans les lois, et je l'aime. Puis-je la voir? Veuille
m'annoncer, je te prie.
—Maman vient de sortir, susurra Araminte
d'une voix toute de miel, mais vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas, mon
frère?
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