CONTES
LA DAME DU SONNET
Si un
sonnet ne vaut que par l'observance des lois qui règlent ce genre de poème à
forme traditionnelle et immuable, le Sonnet d'Arvers,
gloire des albums de nos mères, et sans lequel il n'y a pas de bonne anthologie
lyrique, est est un assez pauvre sonnet, mais il est immensément célèbre. Il
suffit, dans une réunion de gens ayant un peu lu, que l'un commence: «Ma vie a
son secret….» pour que l'autre continue: «… mon âme a son mystère….» et l'on
peut dire que le Sonnet d'Arvers
est dans nos moeurs.
Ce
«mystère», il m'a été donné de le percer. J'ai connu, à l'hiver de sa vie et au
printemps de la mienne, la Laure anonyme du Pétrarque. C'était une bien aimable
et fort spirituelle septuagénaire, et douce à voir comme une rose sous la
neige. Voici, mais sauf la façon exquise, hélas! comment elle contait le roman
vécu du sonnet populaire:
«Quoique
jeune encore à cette époque, j'étais mariée depuis quelques années et je
bravais de mon mieux le ridicule d'aimer mon mari comme aux premiers jours.
C'était un être excellent, à qui la plus légère fût aisément demeurée fidèle.
Pour ma part, il réalisait tous mes rêves. Comme il n'avait pas à en douter, du
reste, il me laissait le soin de me défendre moi-même, et toute seule, contre
les entreprises amoureuses auxquelles la moins coquette est en butte. Je
n'oserais pas vous assurer que le moyen est bon pour toutes les femmes «en
puissance», comme dit le Code, mais, sur moi, il était le meilleur; je ne m'en
vante, croyez-le bien, ni ne m'en excuse, question de chance à la loterie des
caractères.
«On
était alors en plein Romantisme, et nous en recevions, dans notre salon, les
principaux «ménestrels», style du temps, ou, si vous l'aimez mieux, les
Jeune-France. Mon mari les avait connus presque tous sur les bancs, et, quoique
simple homme d'affaires, il aimait leur turbulence, leurs échevèlements, leur
joie exubérante subitement accablée et il participait à leurs batailles d'art
retentissantes. Entre ceux qui nous étaient le plus fidèles, le samedi, mon
jour, les préférés d'Adolphe étaient M. de Musset, M. Monpou et l'auteur de mon
sonnet, M. Félix Arvers. Je me rappelle qu'ils arrivaient toujours ensemble.
C'était un trio d'inséparables.
«De M.
de Musset, je n'ai rien à vous apprendre. S'il a commencé comme lord Byron, il
n'a pas fini aussi bellement que son modèle; c'est dommage, car nul n'était
plus gentilhomme, de race française et doué du charme, du génie. Comme il en
tenait pour toutes les femmes,—mon mari l'avait appelé l'amoureux perpétuel,—il
était le moins dangereux de mes agresseurs. Quand il me regardait trop
obstinément, d'un oeil un peu troublé, je le priais de nous chanter certaine
chansonnette intitulée: Mon Bédit
François, parodie du patois d'Alsace, où il était impayable,—et ça passait.
«La
mode, d'ailleurs, nous avait, tous et toutes, affolés de romances, et notre
salon, le samedi, tournait au temple de l'art de Garat. Chacun y apportait la
sienne, qui de Masini ou de Loïsa Puget, qui d'Étienne Arnaud, de Labarre ou de
Paul Henrion et, comme je disposais moi-même d'une voix assez puissante,
c'était comme mon privilège de «créer» les nouveautés de M. Hippolyte Monpou,
avec qui du reste j'avais suivi les cours de l'illustre professeur Choron.
C'est moi, telle que vous me voyez, qui donnai à nos hôtes la primeur de L'Andalouse au sein bruni, dont M. de
Musset avait composé le poème, «d'après nature», disait-il, ce qui était une
calomnie, relevait gaiement mon cher Adolphe. Mais ce que M. Monpou aimait en
moi et de moi c'était la musicienne, et, quand il s'en allait, le soir, loin
des oreilles, loin du coeur, je ne durais pas dans ses insomnies d'artiste.
«Il n'en
était pas de même pour M. Félix Arvers, et j'étais bien forcée de reconnaître
que j'exerçais, bien malgré moi, sur cet ami une attraction plus profonde. Cet
homme d'esprit, et il en avait à revendre, ce boulevardier impénitent, dont les
mots couraient la ville, ce vaudevilliste abondant en trouvailles de drôleries
semblait perdre, sur notre seuil, toutes ses qualités brillantes. Retiré dans
les coins de pénombre, immobile, silencieux, il s'effaçait comme volontairement
devant ses deux rivaux peu redoutés ni redoutables, et il leur laissait sans
lutte l'avantage de la soirée.
«L'art
d'être honnête femme est plus complexe que l'autre, toutes les vraies filles
d'Ève vous le diront. Je me sentais plus flattée que de raison de cette passion
muette, qu'en dépit du défi du sonnet j'avais d'instinct devinée. M. Arvers
était fort beau, se savait tel et passait pour délibéré dans les conquêtes. Or
il était le seul du trio des masques qui n'eût pas dénoué le sien, je veux dire
ne se fût pas déclaré, et de cela surtout je commençais à me sentir assez inquiète.
«Je vous
ai dit, je crois, que mon mari s'en remettait aveuglément à moi de la garde de
son honneur conjugal, mais cette fois, la responsabilité me parut si lourde que
je dus me débattre contre l'idée de lui montrer la pièce. L'amour s'y exprimait
avec une telle vérité, dans sa discrétion éloquente que j'eus peur, oui, peur,
je l'avoue…. Aujourd'hui encore, au bout de quarante-cinq années, lorsque
j'entends réciter ce Sonnet d'Arvers,
dont je fus l'objet dans ma jeunesse, je me surprends à penser que si, au lieu
de l'écrire, il l'eût parlé, je ne m'en serais pas tirée sans y laisser quelque
chose au diable.
«Ce fut
à force de le relire que le moyen me vint, soufflé par le dieu des maris
peut-être, de vaincre le trouble où il me jetait, et ce moyen était de prendre
le sonnet, dans sa teneur même, au pied de la lettre, voici comme.
«Le
samedi suivant, je le priai de s'asseoir à mes côtés et, tandis qu'accompagnée
au piano par M. Monpou, une charmante Italienne, à qui M. de Musset tournait
les pages, soupirait: Plaisir
d'amour, de Martini, je lui tins, sous l'éventail, ce langage:
«—Toute
femme aimée par un poète a pour rivale la muse avec qui il cohabite, et cette
rivale le paie d'un bien qui lui est plus cher que l'amour.
«—De
deux choses l'une: ou votre sonnet est pour moi, ou il est pour elle. En
d'autres termes, et sur la foi même du mystère qu'il chante, mon sonnet, à
jamais inédit, n'aura sonné que pour moi, ou, fatalement publié, il volera sur
les lèvres des hommes. Point de partage, choisissez?
«—C'est
dit, madame, il ne sera qu'à vous. Mais à combien de temps fixez-vous
l'échéance? Un mois?… Deux?… Trois?…
«Le jeu
ne laissait pas d'être périlleux, et j'eus d'abord quelque souci d'en avoir
risqué l'aventure. Le regard brûlant du poète attestait d'un sentiment sérieux,
qui menaçait d'être durable et de survivre au semestre d'expérience. J'aurais
dû, oui, j'aurais dû exiger l'année entière. Je ne reconquis mon assurance
qu'au regard calme, lumineux de paix intérieure, plein d'amour éternel,
celui-là, de l'homme qui berçait mon âme dans la sienne…. C'est de mon mari que
je vous parle.
«Le
premier mois, puis le deuxième et le troisième encore, le poète fit bonne
contenance. Non seulement le sonnet restait enseveli dans son «mystère» et
scellé dans son «secret», mais quand on le pressait, son tour venu, de dire de
ses vers à nos réunions d'artistes, il s'en excusait de toutes manières. Il
n'était qu'un vaudevilliste … Il avait renoncé à rimer … Il avait brûlé tous
ses essais … C'était l'affaire d'Alfred de chanter les Andalouses, et celle
d'Hippolyte d'attacher des ailes aux poèmes … Quant à lui, il se tenait coi
pour toujours et pour cause….
«En ce
temps d'effervescence littéraire ou la course au laurier était à peu près
universelle, un tel renoncement laissait peu de crédules, surtout parmi ceux
qui savaient pertinemment que «les grelots de Momus» n'étourdissaient pas en Arvers
le chagrin d'être rejeté dans le métier de Scribe. Je me rappelle qu'un soir,
sur l'insistance un peu railleuse de M. de Musset, il le menaça d'un coup
d'épée.
«—C'est
très bien, releva ce dernier. Mais tu fais des sonnets, où d'ailleurs tu
m'imites; j'en ai de ton encre, je les apporterai la semaine prochaine, je les
lirai moi-même, et nous irons ensemble nous couper la gorge, au clair de lune,
sous les arcades!
«—Et
moi, ajouta M. Monpou, je les musiquerai sur ce piano même et j'irai les bramer
sur vos deux tombes.
«Mais
mon Pétrarque tenait bon, et je voyais s'avancer l'heure où, prise à mon propre
piège, il me faudrait solder le prix de mon triomphe sur la muse.
«Il est
bien entendu, lui disais-je, que vous n'avez pas conservé le brouillon et que après
comme avant il sera lettre morte, même pour la postérité.
«—Ne le
sais-je point par coeur, et vous aussi? Cela suffit, point d'autre public,
c'est mon sonnet!
«Et
feignant une vive crainte à ce sujet, je courus chercher le manuscrit dans mon
coffret et je revins le jeter dans la cheminée, où il flamba et, calciné, il
s'envola au pays des fumées.
«A la
grimace que fit l'auteur, je me raccrochai à l'espérance. Il ne m'avait pas
sacrifié tout le poète.
«Mais
venons au dénouement, car je ne veux pas vous lasser par mon babillage de
femme. A dater de ce jour de la «crémation», M. Arvers se fit plus rare à nos
samedis. Puis j'appris de ses inséparables que son coeur s'était accroché sous
le lustre à une étoile de la constellation théâtrale.
«Nous en
reçûmes pourtant, huit jours avant l'échéance, par le feuilleton du Journal des Débats, où Jules Janin
publiait le sonnet, mon sonnet, et lui délivrait son brevet d'immortalité.
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