CONTES
LOYS ÉGAROT OU L'ARGENT D'AUTRUI
Lorsque,
afin de se disculper de la ruine de tant d'honnêtes gens qui lui avaient
apporté leurs économies pour qu'il les centuplât dans le laps de temps le plus
court possible, le grand joueur d'argent d'autrui, Loys Égarot, comparut au
tribunal présidé par Thomas Mévère, notre d'Aguesseau moderne, il laissa
d'abord parler son avocat, le célèbre Paul Archet, surnommé le Cicéron des
krachs, et qui s'en est fait une spécialité européenne.
Ce ne
fut pas long. En trois heures de temps, plaidoyer compris, Loys Égarot écopa
ses trois ans de prison, un par heure. Le président Thomas Mévère ne badinait
pas avec les «spéculateurs éhontés, déshonneur de la République d'affaires». La
foudre de l'arrêt reçue, le foudroyé se leva et d'une petite voix triste, il
dit:
—Un mot?… Je n'ai jamais mis le pied à la
Bourse, et je suis incapable de mener à bien l'une ou l'autre des quatre
opérations élémentaires de l'arithmétique.
—Par ma scrupuleuse probité. Ils
voulaient que je «centuplasse». Je n'ai pas eu le temps, voilà tout.
Dans sa
prison Loys se refusa à tout adoucissement, sauf à celui de correspondre en
toute liberté avec sa femme et sa fille, expédiées à la Jamaïque, à la garde de
la vieille nourrice qui l'avait élevé à Marseille, et qui, dûment rentée par
lui, finissait ses jours dans le bien-être à Port-Louis, sa ville natale.
«Prends soin d'elles, Pépina, lui avait-il écrit, comme autrefois de ton petit,
elles sont avec toi, maman-nounou, ce que j'aime le plus au monde.»
Mais ce
qu'il aimait le plus au monde, c'était Inès, sa fille, ravissante blondinette
de douze ans, et que le désespoir faillit enlever lorsqu'il lui fallut se
séparer du cher papa, si beau, si gai, si doux à tous, «plus enfant qu'elle»,
disait la mère, et à qui elle faisait ses additions, le soir, après dîner, sur
la table.
Quant à
Mme Égarot, il l'avait rassurée en ces termes: «Ne crains rien, je ferai mon
temps et, dans trois ans, je serai là-bas, avec vous deux pour toujours.
Courage, à bientôt.»
Or, il
fit son temps, en effet, sans en dérober une heure à la justice de son pays, et
quand la liberté lui fut rendue, il ne devait plus rien à personne, sinon le
centuplage des fonds hasardés sur son crédit, ou, si l'on veut, le manque à
gagner desdits fonds, déjà confiés, du reste, à d'autres agioteurs.
Loys
Égarot avait dit la stricte vérité au tribunal, il ne savait pas calculer, et
personne n'aurait pu se vanter, sans mentir, de l'avoir vu à la corbeille. Mais
il était marqué d'un signe terrible et doué, de toute éternité, d'une vertu
d'attraction inouïe et fabuleuse. Il inspirait confiance, irrésistiblement.
Dieu l'avait créé charmeur de gogos. Il suffisait qu'il parût quelque part et
n'importe où, pour que les hommes tinssent à lui remettre leurs écus, les
femmes leurs diamants et les enfants leurs billes; et il ne pouvait pas ne pas
les prendre, on l'aurait suivi jusque dans la mer, comme les croisés fascinés
par Pierre l'Ermite allaient derrière ce moine Saint Sépulcre.
De telle
sorte qu'il en avait été réduit à inventer, pour les satisfaire, des mines d'or
hypothétiques, des lacs de naphte visionnaires et des chemins de fer
intersidéraux où se signait son vrai génie, celui du poète. Ce qu'il en
souffrait, c'est à ne pas le dire, mais il obéissait à sa destinée.
Il
arriva à la Jamaïque juste à temps pour y fermer les yeux de sa vieille
nourrice, et, comme elle n'avait ni famille, ni héritiers, il rentra
naturellement dans la pension qu'il lui servait, comme dans le dépôt qui lui en
garantissait le service. C'était un revenu de trois mille livres, et il se jura
de s'en contenter pour lui, sa femme et sa fille, et sauf de toute entreprise.
Inès
était dans sa quinzième année, mais les fruits d'or mûrissent vite sous ces
latitudes rayonnantes des Antilles, et elle en florissait dix-huit; aussi
avait-il eu peine à la reconnaître quand, la gorge étranglée d'émotion, il lui
avait ouvert les bras, sur le quai de débarquement. Elle paraissait,
d'ailleurs, s'être familiarisée aux manières anglaises, et sa bonne mère de
même. «Je m'y ferai comme à tout le reste, avait pensé l'enfant de Marseille,
pourvu qu'elle m'aime toujours.» Puis, dans le jardin de la pauvre Pepina,
plein de belles fleurs et de riches oiseaux, il se mit à traîner les heures,
oubliant, oublié, paisible enfin, et vivant la vie oisive de ses rêves.
—Mon ami, lui dit un jour sa femme, avant
ton arrivée nous recevions et rendions d'agréables visites. La société de la
ville était fort aimable pour nous. Je sais que tu ne veux voir personne, je le
comprends; mais tu exagères. Et puis, notre Inès s'ennuie. Entr'ouvrons un peu
notre porte. On ne demande qu'à te connaître.
Loys
Égarot, loin de «s'en irriter», leva les yeux en l'air, comme pour y prendre un
ordre de Bourse céleste.
Et Jean
Mévère vint, ou plutôt il revint, car la maison de Pepina, pour lui aussi,
contenait tout ce qu'il aimait au monde. C'était un garçon actif, intelligent
et bien fait, mais particulier en ceci qu'il avait sous le front la même barre
devant le Droit que son futur beau-père devant le Chiffre. Pour se soustraire
aux études du Code et des jurisprudences, il s'était, dès la sortie de collège,
enfui à Londres, d'où ses patrons, les frères Streebs, l'avaient détaché sur la
grande usine de distillation qu'ils ont à Port-Louis au milieu des champs de
canne à sucre.
La
présentation fut simple. Jean plut à Loys, autant qu'un homme peut plaire à
celui à qui il enlève sa fille. Le «spéculateur éhonté» n'objecta au mariage
immédiat du moins, que l'âge trop tendre d'Inès, et il en reporta la date à
trois années au delà pour qu'elle eût ses dix-huit ans.
—Quant au douaire, plaisanta-t-il, il est
de six millions, mais en dettes, selon la doctrine de l'honorable magistrat
votre père.
Ce
disant, il paraissait chercher encore dans les nuées un nouvel ordre de Bourse
providentiel. Puis, les paroles échangées dans une poignée de mains, il s'en
fut, la canne à la main, visiter la ville.
L'excellente
Mme Égarot n'avait rien inventé de l'intérêt passionné qu'il y inspirait depuis
son débarquement, et tout de suite les gens furent aux portes comme aux
fenêtres. Il ne s'y méprit pas une minute, ça recommençait, et il en allait de
son charme extraordinaire dans les îles comme sur les continents, à l'étranger
comme en sa patrie. Au passage de l'homme aimanté, les magots dansaient dans
les coffres-forts, les tiroirs se tiraient tout seuls, les bas de laine
s'agitaient aux vitres, les valeurs, les bank-notes, les chèques jonchaient ses
pas comme feuilles d'automne. Si son procès l'avait illustré, sa condamnation,
sa prison, son exil le revêtaient d'un prestige universel et d'un crédit de
magicien. En quelques mois, la maisonnette de Pepina devint le centre des
affaires de l'île, et la ruelle où s'ouvrait son auvent, la «rue Quincampoix»
de ce Law malgré lui. Il lui fallut encore, avec son génie de poète, imaginer
les mines aux gisements les plus absurdes, les mers souterraines d'huile
d'olive, les aviateurs qu'on siffle dans l'espace comme un chien docile,
l'application des nuages à la cotonnade, que sais-je; il ne désespéra ni les
gogos ni les ingénieurs, et il lui revint une fortune immense.
Si
immense que, les trois ans écoulés et la date du mariage échue, Loys Égarot
voulut qu'il fut célébré à Paris et retourna en France sur son yacht sans
pareil, nommé la Pepina. Le père
de son jeune gendre, l'illustre Thomas Mévère, était allé le recevoir à
Marseille.
—Je suis heureux, salua-t-il, et plus que
personne, de vous voir victorieusement remonté sur votre bête. Mon fils Jean
fait un beau rêve!
—Mais autrement aussi, je pense? avait
souligné l'austère magistrat.
Mlle Égarot est un parti de roi?
Mlle Égarot est un parti de roi?
—Elle n'aura pas un sou, monsieur le
président. Tout ce que j'ai gagné appartient à mes créanciers, d'abord, et,
s'il en reste, à ma chère femme.
Et il
faut croire qu'il l'était, en effet, et qu'on le serait comme lui dans la
partie, de vouloir payer ses dettes, car, à la sortie de la mairie, le jour du
mariage, le «spéculateur éhonté» et flétri par la vindicte publique, poussé
doucement dans une auto entre deux aimable spécialités, fut hospitalisé, comme
on sait de reste, dans la maison dite de santé où il vient de mourir.
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