CONTES
UN CAS DE PSYCHOMANCIE
Je pense
que les prodiges psychiques réalisés en ce moment devant les sociétés savantes
par Mrs Pipers, médium extraordinaire et truchement terrestre de l'âme du feu
docteur Phinuit, de Lyon, m'autorisent enfin à vous conter l'histoire de ma
vieille amie, l'excellente Mme Arpajou, d'ailleurs décédée l'an dernier entre
mes bras.
Cette
histoire, que je suis seul à connaître, je ne la narrais qu'aux initiés de
l'occultisme, et de préférence à ceux qui croient à la survie. Il y en a: ce
sont les féroces. Ceux-là ne savent pas quels drames terrifiants ils ajoutent à
nos drames sublunaires. Qu'ils en jugent sur le cas de la bonne Mme Arpajou.
Delphine
Arpajou, jusqu'à quarante ans, mettons trente-cinq, avait été l'une des plus
charmantes femmes de son temps, et je n'hésite pas à ajouter: l'une des plus
honnêtes. Mariée, en effet, à l'absurde Arpajou, homme vulgaire, bête et
sensible, dont elle n'avait même pas obtenu d'enfants, elle l'avait bientôt pris
en réelle aversion. Tout sur la terre et dans les cieux enseigne que le mariage
est, sans la fécondité qui l'excuse, une mauvaise blague de notaires, et
vraiment une oeuvre de mort. La nature intervint et Delphine aima. Il était
temps. Elle atteignait à la trentaine. Ma vieille amie Delphine aima un brave
et beau garçon, très doux et très fort, riche aussi et intelligent, qui s'en
vint à l'adorer. Une liaison se noua, si fatale, si franche, tranchons le mot,
si naturelle, que le confesseur lui-même de la dame ne put que l'en absoudre
chaque semaine. C'était là vraiment le minimum de l'adultère, devant le bon
Dieu. Du reste, la passion de ces deux êtres charmants l'un pour l'autre
montait de jour en jour à l'inassouvissable et passait les rêves de poètes. Anacréon
s'y noyait dans le lac de Lamartine.
Qui
l'eût cru? Arpajou, lui aussi, aimait sa femme. Mari stupide, il ressentait sa
honte et remâchait son malheur. Dépossédé d'un bien sur lequel il s'arrogeait
vingt droits légitimes et qu'il ne partageait même plus avec son voleur, il ne
put résister à son réel martyre, il tua l'amant de sa femme. Un duel fut le
prétexte de cet assassinat. A dater du jour où elle n'eut plus cet amant pour
vivre, Delphine cessa pour ainsi dire d'être femme. Elle ne descella plus les
lèvres. Muette, fantômatique, hagarde, elle vieillissait chaque jour d'un an,
et le triste Arpajou trépassa de douleur à son tour sans avoir réentendu la
voix, sans avoir revu le regard de l'implacable désolée.
Ce fut
alors que, doublement veuve, Delphine versa dans la dévotion et, selon le mot
de son directeur de conscience, s'abîma en Dieu. Mais la piété entraîne au
mysticisme, et l'on sait que, du domaine de la foi au domaine des sciences
occultes, la limite flotte indécise. C'est au pied des autels flamboyants, dans
les confessionnaux chuchotants, parmi les aromates hallucinatoires et sous le
vent des orgues que les doctrinaires de la psychomancie recrutent le plus grand
nombre de leurs prosélytes. Et l'heure sonna au cadran de la logique où ma vieille
amie Mme Arpajou se mit, au sortir des offices et communion reçue, à faire
tourner des tables. Je la rencontrai à cette époque. Curieux de frotter mon
scepticisme aux phénomènes de l'au-delà, je hantais dans le monde spirite. En
outre, j'avais beaucoup connu l'amant dont la perte enténébrait cette âme, et
le hasard d'une causerie le lui ayant appris, elle avait accroché son éternelle
douleur à mes souvenirs de jeunesse.
Un jour
elle me parla franchement de lui. Elle m'avoua qu'elle était en communication
constante avec l'esprit du bien-aimé. Il ne la quittait pour ainsi dire point,
flottant autour d'elle, et l'enveloppant de sa présence impalpable.
—Non seulement, me dit-elle, il n'a point
cessé de m'aimer, mais il m'aime de plus en plus, il me désire, il m'appelle,
il m'attire, il pleure, et son désespoir me laisse brisée. Je ne tarderai point
à le rejoindre, je le sens et l'espère.
Je lui
donnai à observer que, pour que son départ fût efficace et suivi d'une bonne
arrivée, il convenait d'abord de savoir en quel lieu de l'au-delà le cher amant
résidait, et qu'il y allait de leur réunion.
—Selon la foi que vous confessez, fis-je,
et qui est la bonne, il y a là-haut deux séjours bien distincts pour les âmes
désincorporées, et il n'y en a que deux qui sont: le paradis et l'enfer. Tâchez
donc de savoir de lui-même où il se trouve, soit dans quelle partie du sein
d'Abraham, afin de ne pas faire fausse route en vous en allant et de ne pas
vous courir après, l'un et l'autre, pendant toute l'éternité.
Or, à
quelque temps de là, Mme Arpajou me pria de passer chez elle. Je l'y trouvai
malade, les yeux rougis par une nuit de larmes, et dans un tel état de
prostration qu'il me fut impossible de composer mon visage pour lui céler ma
pitié.
—Hélas! sanglota la pauvre mourante, il
souffre, il crie, il brûle, et c'est à cause de moi. Le crime qu'il expie,
seule j'en suis la cause et l'objet. Damné mon ami, il est damné! Et moi aussi,
voyez, je vais mourir!
Que
dire, qu'eussiez-vous dit, pour apaiser un telle angoisse, et quel coeur de roc
n'en eût été bouleversé? Un mot, un seul mot, pouvait lui rendre l'espérance,
mot impie, il est vrai, mot à compromettre soi-même le salut de sa propre âme,
mot diabolique enfin qu'un Voltaire n'eût pas retenu peut-être, mais est-on
Voltaire?
Elle se
dressa, me regarda, béante…, et je m'enfuis, épouvanté du moyen que je venais
de suggérer à cette ouaille fidèle de notre très sainte Église. Afin de se
réunir à son bien-aimé, il fallait … oui, il fallait aller délibérément là … où
il était … vous savez où!
Avant de
monter chez elle et sous prétexte de prendre exactement de ses nouvelles, je
m'informai auprès des serviteurs.
Non
seulement elle n'en avait point requis, mais elle avait refusé de recevoir
celui, son confesseur même, qui s'était présenté pour l'oindre du viatique.
—Vous venez à point, sourit-elle, je n'en
ai plus que pour une heure ou deux. Asseyez-vous, donnez-moi la main, et voyez
comme je suis heureuse!… Je vais le revoir!… Et c'est à vous que je devrai ma
félicité éternelle…. Merci.
Et elle
me montra un petit guéridon à trois pieds, sur lequel s'étalaient des
photographies de mon camarade de jeunesse, l'homme aimé pour lequel elle avait
été faite par Dieu lui-même et qui l'attendait.
—Il ne souffre plus. Il ne pleure plus,
il ne sent plus les flammes, m'expliquait-elle; il est là, au pied de mon lit,
prêt à m'emporter, tremblant de joie…. Je le vois.
Ma
responsabilité m'apparut terrible, je l'avoue, et je voulus la dégager, car
elle augmentait mon compte, déjà si lourd, d'incrédule adonné aux philosophies
du doute expérimental. Elle comprit mon trouble profond, et elle reprit:
—Rassurez-vous. C'est une autre
communication qui m'a décidée, car, hier, après votre départ, j'hésitais
encore. La chrétienne convaincue qui est en moi, et qui y reste encore
obstinément, n'était pas éclairée par la lumière de l'au-delà. J'ai évoqué la
puissance astrale qui guide ma religion même et qui l'assure des vérités du
dogme révélé. Elles m'ont appris que si mon doux amant, si bon, si noble, si
fidèle, endure, à cause de notre amour, les supplices de la géhenne dantesque,
par contre, mon odieux et détestable mari a été recueilli dans les zones
paradisiaques et placé parmi les anges pour son martyre conjugal et ses
déboires. Sachant ceci à n'en point douter, ma résolution a été prise, et j'ai
congédié le prêtre, vraiment trop dur, qui menaçait, par une absolution intempestive,
de me remettre en présence de mon bourreau et de son assassin, l'intolérable
Arpajou….
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