CONTES
LE SIEUR «ON»
Je
sortais de Saint-Cyr, et sur un assez beau rang, entre parenthèse, le bon
cinquième de la liste, et j'avais, avec les camarades, festoyé ce succès par un
déjeuner dînatoire aux alentours du Palais-Royal. On était encore à la belle
saison et, comme nous n'avions pas laissé que de faire sauter force bouchons
sonores à diverses santés concurremment chères, nous éprouvions le besoin,
selon le mot de mon cousin Charles, de nous «évaporer dans la verdure». Le
vieux jardin des Tuileries étant le plus proche, nous y allâmes à la file, et
lorsque nous y fûmes, nous nous dispersâmes sous les marronniers.
Inutile
de vous dissimuler que j'étais un peu étourdi par l'abus inusité du vin de
joie. Mon cousin, qui s'en était aperçu, jugea amica et sage de me tenir
compagnie: «Marchons, veux-tu?» Et il m'entraîna dans une allée ombragée qui
longe la terrasse du bord de l'eau et où il n'y a jamais personne. Lorsque nous
l'eûmes cinq ou six fois arpentée, aller et retour, d'un bout à l'autre, je
criai grâce et demandai à m'asseoir, et me jugeant assez «évaporé», Charles
acquiesça, en riant, à mon désir. Nous prîmes des chaises à la pile, et les ayant
disposées à l'abri d'un socle de statue qui projetait une ombre délicieuse,
nous partîmes en causerie. Pour de jeunes officiers français, elle n'ouvre
guère, on le sait, que deux chemins, et elle n'a presque que deux thèmes,
l'armée et les femmes. Nous avions épuisé le second pendant le déjeuner, mais
le premier restait inépuisable à nos rêves d'avenir. Dans quel corps
allions-nous être versés, l'un et l'autre? Mon cousin en tenait pour l'Afrique;
moi, pour l'Est et la frontière, car, en ce temps-là, le sang de ma race me
bouillait aux veines et je croyais à des tas de choses auxquelles ma foi
militaire a fait tristement faillite.
—Ce qui me plairait de l'Afrique, me
disait Charles, ce serait d'y servir sous le fameux général de Madiran, qui y commande.
Il est la plus franche gloire du métier, à l'heure présente. Mais pourquoi
ris-tu?
Et je
riais, en effet, car, cette franche gloire, elle était double et elle
fournissait ses deux légendes.
—Je n'imagine pas, lançai-je, le plaisir
qu'il peut y avoir à être commandé par le plus grand cocu de France et de
Navarre.
Il faut
faire le tour des statues. Mais il était trop tard. Je tirai donc ma carte, en
silence, et j'en fis l'échange classique avec mon offensé:
Grand,
sec, hâlé, les cheveux taillés en brosse, l'oeil d'acier, le général
ressemblait à un sabre. Il fallait, à l'aspect, lui défalquer dix ans sur les
soixante que lui attribuait l'annuaire. Charles buvait son héros des yeux, mais
très pâle de mon aventure. J'étais pour lui déjà un homme mort, les duels de
Madiran étant, dans l'armée, comme des contes de fées de l'escrime. Et
j'attendais. Le général, le front baissé sur ma carte, semblait la lire et la
relire ainsi qu'en rêve. Brusquement il me regarda, et, d'une voix presque
émue:
Mon
cousin répondit pour moi par un signe d'affirmation muette. Le terrible sabreur
d'Afrique s'était retourné et il s'en allait en serrant ma carte dans sa poche,
lorsqu'il revint à nous en demi-cercle:
Et le
coup d'oeil dont il appuya sa question était si énigmatique qu'il me désarma de
toute contenance.
—Combien vous faut-il de temps pour me
l'amener par les oreilles? Fixez vous-même. Un mois? Six mois? Davantage?
—Eh bien, oui, le sieur On… ou pour lui
transmettre ma carte. Vous l'avez, ma carte. Mon adresse est dessus. Prenez un
an, prenez-en deux, et revenez me voir, avec ou sans le sieur On. Et rappelez-moi
au souvenir de votre charmante mère. Il s'en est fallu de ça … que vous ne
fussiez mon fils.
La
recherche du sieur On est l'exercice mohicanesque auquel il faudrait astreindre
les agents de police ou détectives; mais qui est le Vidocq qui peut se vanter
d'en sortir? Le sieur On, où est-il? Partout et nulle part, omniprésent,
omniabsent, ubiquiste, réel et fabuleux. Ouvrez à la lettre O le Bottin de
Paris, de la province, tous les dictionnaires d'adresses, vous n'y trouverez point
le nom de On, avec ou sans particule, et pourtant la famille est innombrable,
que dis-je? universelle. Les On se cachent sous tous les noms de l'honnête
homme, stupide, génial ou médiocre. Beaumarchais en a démasqué un, le comique
qu'il appelle Basile, et Shakespeare un autre, le tragique, Iago; il résulte de
leurs deux types que soit pour la calomnie, soit pour la médisance, mortelles
d'ailleurs à l'envi, le sieur On, c'est vous, moi, et toute l'espèce humaine,
des deux sexes s'entend, car il n'est femme qui ne soit une Mme Onne.
J'avais
d'abord accepté avec enthousiasme la tâche imposée par le général, et c'était,
au tribunal intime de ma raison, la réparation juste et «propre» de l'injure.
En découvrir l'éditeur responsable, soit le premier qui l'avait de son plein
gré lancée dans la circulation où je l'avais recueillie pour en souffleter
directement l'intéressé. Je me mis donc en chasse, aidé de Charles, puis seul,
car, au bout d'un mois, mon cousin se lassa de l'inutilité de la vaine
entreprise.
Personne
ne savait ce que je voulais dire, ou bien c'était le secret de Polichinelle, ou
encore le: «D'où sortez-vous?» évasif de ceux qui «s'en lavent les mains». Les
hautains, friands de la lame, ne me reconnaissaient aucun droit de m'enquérir à
ce sujet, et, sous l'éventail, les dames Onne s'esquivaient en un sourire.
—C'est l'aiguille dans la botte de foin,
me disait Charles; tu y uses ta force et ton temps, et, qui pis est, tu deviens
grotesque.
Des
marches, démarches, visites, voyages et le reste où je me dépensai, moi et mon
argent, pour dénicher l'insaisissable sieur On, on ferait un roman comme Gil Blas de Le Sage, aussi
aventureux et aussi philosophique, n'en doutez pas, car, en six mois, des
bas-fonds aux cimes j'ai exploré dans toutes les classes la société
contemporaine—et éternelle.
Un jour,
enfin, nous fûmes avisés, Charles et moi, de notre destination militaire:
c'était lui qui allait dans l'Est, et moi en Afrique,—ô dérision!—dans le corps
même de qui? Du général de Madiran.
Il
fallait en finir. Je m'abattis chez lui, un matin, désespéré, honteux, mais
décidé à prendre à mon compte l'outrage anonyme. Je lui avais fait une seconde
fois passer ma carte: «Jean-Myrtil de la Galonière», et j'attendais dans le
salon qu'il voulût bien me recevoir. Ce fut une adorable jeune fille qui me fit
cet honneur à sa place. Elle entra, radieuse et épanouie dans la splendeur de
sa vingtième année, les mains ouvertes, avec le geste céleste qu'un Raphaël
prêterait à une Aurore dissipant la brume nocturne…. Mais je n'ai pas à vous la
décrire, et vous savez aujourd'hui pourquoi.
—Mon père vous prie de l'excuser. Il a sa
crise de goutte et il traîne un peu au lit, contre ses habitudes. Mais il va
venir, je le précède, étant chargée de vous abréger le temps.
Le
général parut presque aussitôt. Il avait la jambe gauche entourée d'une
couverture de cheval et il s'étayait d'une canne. L'Aurore disparut sur un
signe paternel.
—Cette fois, fit-il, ça y est, voyez, c'est
la retraite, et la Faculté me la sonne. Plus de jambes, plus de Madiran! Mais
laissons. Avez-vous trouvé notre homme, m'amenez-vous le sieur On par les
oreilles?
—Hélas! mon général, mais vous ne devez
rien y perdre. Me voici et ma vie est à vous. Vous m'obligeriez de m'en
soulager.
Commentaires
Enregistrer un commentaire