CONTES
LE CRIME DU MOULIN AU MOULIN DU CRIME
La boîte
au dos, la pipe aux dents, j'errais en quête d'un «motif» de paysage. La
matinée était radieuse,—mon âme aussi. Je dois vous dire que, ce qui me
l'illuminait d'allégresse artistique, c'était moins l'atmosphère féerique d'or
fluide où baignaient les bois, les champs, les hameaux, que certaine garbure
dont je m'étais lesté, en bon peintre, à une auberge de rouliers du carrefour
des six routes.
Dans
notre art—étudiez les maîtres, le père Corot surtout—le motif est le site
synthétique où se résume le caractère d'une campagne circonscrite. Le motif,
tranchons le mot, est une idiosyncrase, et je l'avais tranché devant
l'aubergiste. Il avait paru me comprendre.
—Mais nous avons ça ici, s'était-il
écrié, en me désignant l'une des six routes du carrefour, celle qui descend en
lacet dans le vallon. Il y a là, sur un étang, un vieux moulin abandonné qui
fera sûrement votre affaire. C'est, votre idio…
Peur des
revenants, diable! est-ce que le moulin était hanté? Il ne m'en coûta pour le
savoir qu'une autre tournée du vin topaze.
—Monsieur l'artiste devait avoir entendu
parler d'un crime accompli, il y avait quelques années, dans le pays, et qui
était aux causes célèbres? Un enfant noyé par son oncle et sa tante, une
affaire d'héritage?… Ah! il en était venu de ces journalistes!… Pour voir le
chien surtout.
—Mais le chien qui a repêché l'enfant
dans l'étang et a ramené son cadavre…. C'est moi qui en avais la garde.
Je
n'avais point souvenance de cette histoire qui, d'après sa date, coïncidait
d'ailleurs avec l'année que j'ai vécue en Norwège, dans les fiords, à travailler
les effets de neige. Et comme, d'autre part, mon naturalisme appréhende peu les
revenants, je pris congé de l'aubergiste et j'enfilai, la boîte au dos, la pipe
aux dents, la venelle du moulin du crime.
Il ne
m'en avait rien dit de trop, c'était l'idiosyncrase! Imaginez un éboulis de
solives et de pierraille retenues seulement par les sarments du lierre et le
treillis des parasites; sur l'amas de ces trous brodés, une toiture effondrée,
crevée, comparable à une toile d'araignée en loque; une roue morte sur le
moyeu, embobinée de lianes aquatiques comme l'est un rouet de l'étoupe du
chanvre; l'écluse comblée, sans traces de margelles, talus d'urticées et
d'herbes folles d'où surgissait un genêt sauvage aux grappes cuivrées,—et
là-dessus, là-dedans, partout, des nids chantants et des vols d'ailes. Quant à
l'étang, une vasque des jardins du paradis, bleu comme les ciels vénitiens de
Ziem, où, dans le friselis d'une buée rose, bruissaient des nuées de
névroptères aux élytres irisés et nacrés. A gauche, entre les glaïeuls
lamellés, dressés en faisceaux d'épées, et les patènes vert-de-grisées des
nénuphars, une barque dormait, à peine remuée, sans amarre….
L'inspection
du «motif» ne fut pas longue. J'en trouvai tout de suite le point de vue sur la
rive opposée de l'étang, en face du moulin croulant qui, reflété à angle droit,
y doublait ses décombres. J'avais planté mon petit chevalet à l'ombre d'un
castel Louis XIII, encadré d'une futaie de hêtres centenaires, dont l'abandon
s'accordait au délabrement de sa dépendance domaniale, et je commençais à
mettre bien en toile mon admirable paysage, lorsqu'il me sembla ouïr sur la
route du vallon le bruit ouaté d'un roulement d'automobile. Et il en déboucha
une, en effet, dans la solitude. «Des touristes, pensai-je, ils vont passer?»
Mais la voiture s'arrêta devant le moulin et il en sortit aussitôt deux hommes,
une femme, un petit garçon et un chien de terre-neuve.
Toute
superstition écartée, la composition du groupe était assez étrange, et je dus,
pour ne pas en rester frappé, me souvenir que le troisième verre de vin topaze
avait été suivi, sur le pas de l'auberge, d'un quatrième de surcroît, dit: coup
de l'étrier. Sans doute il m'embrumait un peu la rétine? Ma mise en toile
cependant était d'un dessin ferme.
La femme,
passable seulement de visage, se moulait élégamment dans un costume tailleur,
net d'ornements, de teinte neutre. Les deux hommes, l'un brun, l'autre roux,
tous deux quarantenaires, se signalaient, par l'allure souple et la carrure
athlétique, sportsmen exercés et pratiquants. L'enfant était gai, vif, et il
caressait le terre-neuve qui semblait l'adorer. Je les observais, sans être vu,
de l'ombre du castel, et je m'assurai dans cette certitude que les «revenants»
n'étaient que de simples photographes en chasse, comme moi-même, de vues
pittoresques. L'homme roux en effet était allé retirer du fourgon de la voiture
une boîte de forme usuelle et reconnaissable, et, venant droit au castel, il en
avait ouvert la porte avec une clef que lui avait probablement confiée
l'aubergiste, gardien de la double ruine, puis il avait disparu dans les
chambres. Enfin, une fenêtre du premier étage s'était ouverte, à volets
battants, et une voix avait crié:
Sur
cette indication de perspective, le brun avait poussé la roulotte derrière le
moulin, en sorte qu'elle fut hors de l'orbe de l'objectif, et, passant sur la
rive gauche, il avait sauté dans la barque qu'il amena, en ramant, au pied du
genêt de l'écluse. Je commençais à ne plus comprendre, car, si photographe
qu'on soit, pourquoi déplacer la barque dormante de son charmant lit de
nénuphars? Le motif y perdait sa plus jolie note peut-être. L'enfant regardait
de côté et d'autre, comme indécis sur une besogne qui lui incombait. Enfin, il
battit des mains, et tirant le bon terre-neuve docile par une oreille, il
l'attacha, en riant, à la tige flexible du genêt, et, de la laisse, il lui fit
une rosette. Ma vision d'art s'obscurcissait de plus en plus, lorsque, à ce
moment, la femme monta dans la barque et y reçut l'enfant qui y bondit comme un
chevreau léger.
L'homme
brun avait chassé la barque d'un coup d'aviron, sur l'étang. Elle avançait
entre les gramens flottants. La femme souriait à l'enfant et elle lui montrait
des libellules posées sur les plateaux d'or des nénuphars.
L'enfant
extasié se penche pour en saisir une au vol … et la femme le pousse!… Oui,
suis-je halluciné?… la femme le pousse.
Par un
rétablissement de clown, le petit garçon s'est redressé dans la barque. Il est
debout. Il tremble de la tête aux pieds. Il a compris. Il se jette aux genoux
de sa tante. Il lui demande grâce…. Mais je n'entends pas ses cris, je ne les
perçois que par les gestes. Silence inexplicable. Je suis gris, assurément; le
coup de l'étrier m'a-t-il privé du sens de l'ouïe?
La tante
s'est attendrie. Elle implore visiblement son complice, l'oncle. Mais il a
surgi, terrible. Il a levé l'aviron sur la tête de la femme. Il la menace de
l'assommer et de la jeter, elle aussi, dans l'étang, qu'il lui montre du doigt.
Il faut
en finir. Elle se résigne. Elle l'aide à tirer du fond de la barque une pierre
cordée…. L'enfant s'abat, évanoui d'horreur, sur le banc de la barque. Elle lui
attache elle-même la corde au cou, sur la collerette…. Il n'oppose plus de
résistance…. Il est déjà mort…. Elle l'embrasse sur le front…. Oh! la hyène!
Je veux
hurler, m'élancer, empêcher l'abomination; mais j'ai tout le poids de cette
pierre aux pieds et, dans la gorge, tout ce silence.
Ils
l'ont pris sur le banc; elle, par la tête, lui sous les genoux; ils le
balancent, ils l'ont précipité dans la nappe d'azur de l'étang en fleurs….
L'eau jaillit en gerbes, deux fois, l'une pour la pierre, l'autre pour l'enfant….
Mais il
faut sauver l'enfant. Je m'en charge, je suis bon plongeur, heureusement, en
mer comme en eau douce. L'enfant d'abord, le reste après, assassins! Et j'ai
déjà dépouillé ma veste. La tante éclate de rire:
Et elle
me montre le terre-neuve, qui a dénoué sa rosette et qui nage droit à la place
où a disparu l'enfant. Il le ramène par la ceinture, traînant en sus, au bout
de la corde, la pierre qui flotte, car elle flotte la pierre. Je m'en saisis.
Elle est en liège. Ou je deviens fou, ou je rêve!…
—De simples acrobates, monsieur. Nous
reconstituons, d'après le procès, le fameux crime du moulin pour une maison de
cinémas.
—Oui, et il n'a pas eu de témoin, le
crime du moulin, vous le savez, pas même un peintre! Recommençons tout, mon
petit Jules.
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