CONTES TRAGIQUES
UNE FEMME LIBRE
«A la
jonction de l'Arve et du Rhône, sous Genève, les eaux, toujours bouillonnantes
et grossies encore par une fonte de nos neiges alpestres, ont rejeté sur la
rive est, entre les vignes, le cadavre du docteur Max Ozal, l'étrange négateur
de l'amour, et dévoilé de la sorte le mystère de sa disparition. Ce qui rend ici
le suicide incompréhensible, c'est que le corps athlétique du médecin était
étroitement uni, disons-le, bouche à bouche, à celui d'une jeune fille,
d'ailleurs inconnue dans la ville de Calvin et que les autorités consulaires
n'ont pas identifiée à l'heure où nous mettons sous presse. Nous aimerions à
croire pour l'honneur de la science helvétique, dont Max Ozal était comme un
autre Zimmermann, que le drame s'explique par un de ces accidents de montagne
que la Suisse, grâce à Dieu, n'a pas en privilège.» (Le Léman.)
Dernière heure.—«Nous apprenons
que la jeune fille, une Française, nous l'aurions parié, vient d'être réclamée
par son père, célèbre écrivain socialiste et l'un des apôtres de l'évolution
libertaire du féminisme. Taire son nom en cette circonstance, c'est respecter
doublement sa douleur. Homo sum.»
(N.D.L.R.)
Ce
socialiste, c'était Théophraste-Edme Garrulon, et sa fille s'appelait
Olive. Elle avait vingt-deux ans.
Olive. Elle avait vingt-deux ans.
Il était
exact que Garrulon, mort à son tour dans un hospice de déments, fut l'un des
plus ardents apologistes de la libération sociale de la femme chrétienne. Mais
différent en cela des théoriciens platoniques de sa doctrine, il la prêchait
non seulement du verbe, écrit ou parlé, mais du fait et de l'exemple. Resté
veuf et seul avec une fille par la disparition de sa femme, il avait élevé
l'enfant conformément au principe de l'égalité totale des deux sexes et aux
conséquences dudit principe, qui sont fort graves. Il l'avait trempée enfin
pour le combat sans appui de la vie à travers le maquis des lois, des moeurs et
des croyances. Et Olive était très forte. «Ma fille, disait d'elle le
doctrinaire, est cuirassée, casquée et armée de la lance comme Minerve, à qui
elle ressemble d'ailleurs, d'après l'iconographie antique. C'est la femme libre
idéale, telle que l'avenir la réclame.»
Le jour
où elle atteignit à sa majorité, il eut avec elle un entretien décisif. Il
l'avait assurée dès sa naissance pour une somme considérable dont il avait
scrupuleusement payé, pendant vingt et un ans, les arrérages. Elle avait la vie
garantie, acquise par un jeu régulier du mécanisme social, une dotation
normale, constituée ensemble par l'État et la famille, d'argent roulant et non
hérité.
—A dater d'aujourd'hui, fais ce qu'il te
plaira de faire et va où tu voudras aller. Mon rôle protecteur est fini. Tu es
belle, intelligente, saine, et tu sais tout ce que l'on enseigne par le livre
ou le sport, au degré de la science où nous en sommes. Le reste ressort de ton
initiative propre. Vis toi-même le roman, heureux ou malheureux, de ta vie
individuelle. Tu connais mes idées sur ce sujet: je n'admets pas qu'une
autorité quelconque, fût-ce celle d'un père, influe sur l'aventure d'une
volonté, l'expression d'un organisme, les actes d'un être de raison, et je nie l'expérience.
Tu n'as d'autres devoirs envers moi que ceux que je t'inspire, au gré de la
nature, et si, avant de nous séparer, elle t'indique de m'embrasser, je ne sens
rien en moi qui s'en révolte, et au contraire.
—Deux mots encore, avait ajouté le
féministe pratiquant. D'abord, si mon nom te gêne, prends-en un autre, celui de
ta mère, par exemple, en attendant que….
—Je ne sais si je m'abuse, mais il me
semble que jusqu'à présent tu n'aimes personne encore, d'amour s'entend?
—Tu dois être parée contre ou pour cette
éventualité. Je t'ai laissé entre les mains tous les livres, anciens ou
modernes, techniques ou sentimentaux, d'encre mâle ou femelle, où il est traité
du rapport des sexes?
—Il ne me reste donc plus qu'à te
souhaiter bonne chance et qu'à te prier d'accepter, en souvenir de moi, le
présent d'une petite boîte que voici.
La boîte
ouverte, Olive y trouva un joli revolver américain et les cartouches. Elle
regarda son père et comprit.
Huit
jours après, elle courait les routes du vieux monde, le pauvre monde latin où,
depuis l'ère chrétienne, la compagne de l'homme réalise ce miracle d'être à la
fois la reine et l'esclave serve des nations civilisées. Elle n'y eut aucune
aventure. Son revolver ne sortit pas de la boîte. Elle ne vit partout que des
fronts courbés par la tâche, des yeux ardents de la soif du gain, et elle
n'entendit dans les bois, les champs et les villes que des hurlements de haine
et des imprécations de misère. De telle sorte que lorsqu'elle arriva à Genève,
elle était lasse de la vie à en mourir. L'une de ses lettres à son père se
terminait par cette phrase: «Je ne puis plus regarder un petit de notre espèce
pendu au sein nourricier de sa mère sans que la pitié m'humecte les yeux.
Pourquoi, ah! pourquoi aime-t-on?»
Un jour
qu'elle traînait dans les rues de la ville le désenchantement de son âme vide
et solitaire, ses regards furent attirés par une petite affiche manuscrite,
collée au travers d'une porte, sur la place où l'histoire veut que Michel
Seryet ait été brûlé par Jean Calvin, le pape de Genève. Cette affiche annonçait
une conférence sur l'amour par le professeur Max Ozal, docteur es sciences, es
arts, en médecine, et correspondant attitré des académies de Paris et de
Vienne. Ce nom de Max Ozal ne lui sonnait pas pour la première fois. Olive
l'avait lu dans les journaux libertaires que recevait son père, mais il lui
laissait la personnalité du savant indécise. Tirée d'ailleurs par une
attraction obscure, elle poussa la porte et elle alla à sa destinée.
Le lieu
de la conférence était moins une salle qu'un salon, où trente personnes environ
étaient assises comme au prêche. Ne trouvant plus une seule chaise disponible,
la jeune fille resta debout sous une tenture, et elle vit ainsi pour la
première fois celui pour qui et avec qui elle devait mourir. C'était, en chair et
en os, le docteur Faust de la légende, dans la floraison du rajeunissement
diabolique. Haut de stature, le geste enveloppant, la tête pleine et pâle,
trouée de deux yeux phosphorescents, encadrée de cheveux roux, longs et
serpentueux qui lui battaient les épaules, il paraissait avoisiner la
trentaine, quoique à l'état civil il l'eût dépassée déjà de vingt hivers
inavoués. Mais tout son charme se dégageait de sa voix prenante, timbrée
d'échos doux et mourants comme une cloche de baptême dans les bois. Or, de
cette voix, le savant niait l'amour!…
Et non
seulement il le niait, mais il le maudissait, le chargeait de toutes les hontes
du genre humain, de tous les crimes héréditaires des empires, des républiques,
des religions, des philosophies, de toute association terrestre, et il le
taxait d'insulte à la nature.
—Tout le mal qu'on fait ou qui se fait
dans la planète, sous la clarté alternée des deux foyers de lumière, a sa
source, sa cause et son ferment en cette erreur scientifique qui défère à l'âme
un besoin organique dont le corps seul a la charge. Hors de sa loi physique, ce
qu'on appelle improprement l'amour, messieurs et mesdames, n'est pas, il ne
saurait être, et le monde moderne se brise sur cette illusion désespérée. Que
ne puis-je vous en guérir au prix de ma vie! Allumez pour moi, sur cette place
même, le bûcher de Michel Seryet, j'y monterai sans hésiter pour l'honneur de
ma certitude.
«Les
peuples héroïques et modèles des civilisations antiques, disparues, mais qui
reparaîtront, je vous le jure, n'ont point connu l'aberration fatale qui,
depuis deux mille ans à peine, a dévoyé l'humanité et semé dans les champs de
la nature l'ivraie de cette tristesse sociale qui empoisonne jusqu'aux remparts
de la cité moderne. La sagesse ancestrale ne demandait pas aux yeux de la femme
plus de ciel qu'ils n'en peuvent tenir. Le baiser n'y mesurait que sa joie
instantanée et furtive, payée aux dieux par les douleurs sacrées de la
maternité, aussi longues que la vie des mères vénérables.
«J'ai
beau faire, messieurs et mesdames, je ne puis voir dans les poètes de notre ère
chrétienne que les propagateurs d'une épouvantable méprise et des bourreaux
dignes des supplices qu'ils chantent. C'est d'eux que pleurent vos larmes; sans
eux et leur oeuvre d'amertume, vous seriez heureux et heureuses.
«Seul,
l'un d'eux a osé dire la vérité telle qu'elle est, fut et va redevenir.
Wolfgang Goethe, grand cerveau hellénique, a réduit, et mathématiquement,
l'amour à sa loi de mélange, et il en rend le processus à l'ordre des affinités
électives de la chimie organique. Le salut est là et, avec lui, l'avenir.»
Bouleversée
par la leçon et plus encore par le maître, la jeune femme libre suivit Max Ozal
et connut ainsi sa maison, située sur les bords du lac Léman. Il fallait
désormais qu'elle y pénétrât et qu'elle touchât le vêtement de l'apôtre. Par un
après-midi de grand vent, elle y vint en barque, ramant elle-même et seule.
Elle feignit de chercher un abri contre l'orage menaçant, se nomma du nom de
son père, Théophraste-Edme Garrulon, le célèbre anarchiste, et, accueillie tout
de suite sur cette référence, brusqua de la sorte la présentation.
Mme
Ozal, en effet, belle créature à la carnation marmoréenne, aux hanches larges,
très simple et avenante, et qu'elle devina d'instinct excellente ménagère,
représentait bien à la visiteuse la femme de gynécée de la doctrine de
l'affinité élective. Ses enfants étaient d'ailleurs superbes et de force et de
santé. Elle en était fière avec calme.
Une
deuxième visite de remerciement pour l'hospitalité reçue en détermina une
troisième, puis l'habitude se noua et Olive vint tous les jours. Elle devenait
disciple favorite du négateur, celle qui recueille les «propos de table» des
réformateurs, et Max Ozal ne pouvait déjà plus se passer d'elle. Elle lui
prenait des notes, rangeait ses papiers, l'aidait à sa correspondance.
Elle
avait peu à peu renoncé à sa coquetterie de Parisienne, ruban à ruban, bijou à
bijou; elle se défleurissait et versait à la momière par une progression
systématique dont le sens n'échappait point à Mme Ozal, si simple fût-elle.
Enfin, un matin Olive entra presque méconnaissable, la chevelure tondue et
d'aspect si garçonnier que le docteur lui-même ne put retenir un cri de
révolte. Ah! c'était trop, et il n'avait jamais dit que le renoncement dût
aller jusque-là! Puis il claqua la porte et sortit, troublé jusqu'au plus
profond de l'être. Il marcha longtemps sur les bords du lac, n'arrivant pas à
se rendre compte de ce qu'il endurait. Il s'en niait l'évidence à lui-même.
Non, non et non, elle ne l'aimait pas, cette jeune fille, et il ne l'aimait pas,
lui non plus. Ce n'était pas scientifique. De l'amour? Max Ozal, son
contempteur déterminé, irréductible, jamais.
—Elle m'a dit adieu, m'a demandé pardon,
de quoi, je l'ignore, et, après avoir embrassé nos enfants, elle s'est enfuie.
Mon ami, vous ne la reverrez plus sur la terre, je crois.
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