CONTES TRAGIQUES
LES CHEMISES SANGLANTES
J'ignore
si depuis 1886, année de mon excursion en Corse, Sartène s'est hausmanisée, et
même humanisée, mais elle était alors la citadelle de la vendetta.
Il y a
des villes blondes, et des rousses, Sartène est brune. De ses maisons en
terrasses, échelonnées, comme des chèvres, au versant de l'Incudine, la vue
plane et plonge sur la vallée de Figari, la Tempé corse, vaste vignoble onduleux,
violet en septembre, brodé et ourlé d'or où l'on presse certain vin, essence de
soleil, dont un seul verre abat son homme. C'est non loin de là, sur la route
de Bonifacio que, dans l'ombre du mont Quiéta, le bien nommé, se cache, sous
les pins ombellifères, un monastère blanc sans moines, désert, distillerie
aérienne d'aromates, où j'ai laissé l'un des rêves de ma vie, le rêve de
«quiétude».
Lorsque
nous le découvrîmes, mes compagnons de route et moi, au hasard d'une
chevauchée, d'ailleurs asinesque, à travers les lianes et les ronces du maquis,
le couvent abandonné et bourdonnant d'abeilles venait d'être témoin d'un
meurtre.
On a
beau être rassasié de ces histoires de banditisme, dont la Colomba de Mérimée est le type et
reste le chef-d'oeuvre, leur intérêt romanesque se renouvelle singulièrement
quand on les entend conter dans l'île même. J'ajoute qu'on ne les comprend bien
que là, et qu'il faut au tableau son cadre.
—Familles illustres du pays, lança-t-il
par dessus l'épaule; Giuseppe et Théobaldo, les deux derniers. Ils étaient en
vendetta. Les stylets étaient tirés depuis cent ans entre elles.
—On ne sait plus. Les vieux de Sartène
disent que la querelle a commencé au sujet d'un chien. Les femmes l'auraient
envenimée, comme toujours, et, depuis, ce temps-là, les Gravona tuent les
Tafani, comme les Tafani tuent les Gravona, de père en fils. Jusqu'à
aujourd'hui, ils avaient le même nombre de chemises sanglantes. A présent, ce
sont les Gravona qui l'emportent; une de plus, celle du pauvre Théobaldo!
Ceci
dit, il secoua la tête, s'assit sur un bloc de quartz, bourra sa pipe d'herbe
corse, et nous n'en tirâmes rien davantage, du moins avant qu'il n'eût achevé
de fumer son tabac sauvage. On sentait qu'il gardait sa réserve, méfiant de la
blague des «continentaux», railleurs des antiques usages.
—Nous le sommes tous plus ou moins, en
Corse. Théobaldo et Giuseppe avaient été élevés ensemble. Ils s'aimaient bien,
mais l'âge marqué était venu, ils étaient majeurs l'un et l'autre, il fallait
donc que l'un des deux y restât, à cause de l'hérédité. J'étais devant le café
de la Place le jour où ils s'embrassèrent en se déclarant loyalement le
«Garde-toi, je me garde!» Tout a été fait dans les règles, il n'y a rien à
dire.
Sur ce
mot caractéristique, l'ânier se leva pour nous montrer l'endroit où le vaincu
de la vendetta séculaire avait reçu la balle mortelle, en plein coeur, et aussi
la cellule de moine qui avait servi d'embuscade au vainqueur.
—C'est moi-même, messieurs, qui suis venu
avec mes bêtes, chercher le corps de Théobaldo pour le rendre à sa femme,
Thérésa Brandi, de Bastelica. La voilà veuve comme tant d'autres plus un petit
garçon de six mois qu'il lui laisse. Mais ils sont à l'aise. Les Gravona ont
une belle maison à Sartène.
—Giuseppe Tafani? Où il est? Là dedans,
fit-il en encerclant le maquis d'un geste circulaire. Mais vous pouvez être
tranquille, les gendarmes ne l'auront pas.
Au
retour de Bonifacio, quinze ou vingt jours après cette visite au couvent de
Sainte-Trinité, nous repassâmes par Sartène. Nous y arrivâmes à la nuit
tombante, pour dîner une fois encore, à l'hôtel César, tenu par un excellent
homme, beau-père du fameux dompteur Bidel, et qui avait de ce vin ambroisiaque
dont je vous ai parlé en commençant. Point d'autre raison, je l'avoue, à ce
crochet que nous faisions à notre itinéraire, mais le Bacchus corse nous
récompensa de notre piété oenophile, voici comme.
La ville
était sens dessus dessous. Dans la pénombre crépusculaire, les gens couraient,
criaient, se démenaient, se groupaient, se hélaient aux portes et aux fenêtres,
et s'enfonçaient dans le vieux quartier aux ruelles tortueuses, enchevêtrées
sous l'église.
—Que se passe-t-il donc, ce soir, chez
vous, don César? (Nous avions ainsi surnommé notre hôte.) Y a-t-il des
élections à Sartène?
—Mieux, fit-il, et vous tombez à miracle
pour enrichir d'une fleur corse votre herbier philosophique. L'un de nos braves
bandits, traqué, dans le maquis, par les gendarmes, s'est réfugié dans la
vieille ville et il s'y cache. S'il n'y avait qu'eux et leurs bottes pour le
prendre, Giuseppe Tafani aurait le temps de faire, en paix, six enfants à sa
femme, nous lui prêterions tous notre lit. Mais, cette fois, il a affaire à
forte partie: la Thérésa Brandi, de Bastelica, qui a juré d'avoir sa tête. Vous
comprenez c'est entre Corses, et nous sommes tous en l'air, comme vous voyez.
Je vous demande même la permission de vous brûler la politesse, car, de ces
événements-là, il faut en être, et j'y vais.
Vous
pensez si nous le suivîmes! Je n'ai pas eu deux fois, dans ma vie, le spectacle
qu'offrait ce labyrinthe de venelles, noires, étroites, tournantes, arc-boutées
de contreforts, coupées d'échelles, de rampes et de bornes, où quelques vitres,
sous les toitures, accrochaient les derniers rayons strabiques du couchant,
tandis que la foule y débordait comme le torrent dans les ruisseaux. Grâce à
don César qui nous menait à travers des logis en communication et même par des
caves, nous parvînmes à une petite place rectangulaire, dessinée par
l'écartement de deux maisons assez importantes, placées en vis-à-vis, hachées
de meurtrières vermoulues et dont les fenêtres en guillotine semblaient les
échauguettes de deux forts de frontière. Les Tafani et les Gravona s'épiaient
les uns les autres de ces carreaux, depuis cent ans, comme les Montaigus et les
Capulets de la Vérone shakespearienne.
Debout,
au centre de cette plazzinette, et incomparablement belle dans sa capuce de
veuve, une jeune femme de vingt ans, immobile, tragique et très simple,
regardait la maison d'en face. L'ombre tombait autour d'elle. Un groupe d'une
douzaine d'hommes, les parents du mort, les Gravona de souche ou d'alliance, se
tenaient à l'arrière, en demi-cercle, comme des juges dans un prétoire.
—Que vous avais-je dit, nous fit
l'hôtelier, regardez: pas de gendarmes! Pourtant le meurtrier est chez lui,
tout le monde l'a vu, et ils le savent. Mais l'arrêter, ils n'osent, c'est une
querelle corse, nous les écharperions, la veuve la première et les cousins en
tête.
Alors,
la nuit étant tout à fait établie, Thérésa se détacha du groupe familial et
marcha au perron de la maison ennemie. Elle avait à la main une branche de pin
garnie encore de ses trois pommes en couronne, et qui brûlaient. Qu'allait-elle
faire de ce brandon?
Je ne
pouvais croire qu'elle voulût mettre le feu à la demeure rivale, fût-ce pour
contraindre le bandit à en sortir. Au moindre coup de vent c'était l'incendie
dans Sartène. Pourtant elle allait, dans la fumée crépitante de la résine, la
torche baissée, comme les anges exterminateur de la Bible. J'interrogeai don
César d'un regard.
—Oui, répondit-il, vengeance de femme.
Mais elles n'ont pas le fusil. Et puis, son gamin, le petit Orso, n'a que six
mois à peine. Peut-elle attendre qu'il ait l'âge requis de ramasser la carabine
des Gravona? Vingt et un ans, c'est trop long pour Thérésa Brandi, une fière
fille, une vraie Corse, et de la tête aux pieds. Du reste, ne craignez rien,
Giuseppe ne laissera pas brûler Sartène, il va sortir.
La porte
s'ouvrit, en effet, et il y parut une vieille, qui, les bras étendus comme une
aveugle, s'avança sur le perron en terrasse.
—Si c'est à moi que tu as à parler, clama-t-elle
en patois corse, je t'écoute. Si c'est à mon fils, il n'est pas chez lui, et tu
sais pourquoi.
—Comment mens-tu, à ton âge, femme sans
yeux? Je l'ai vu de ma fenêtre, assis à tes genoux, et tenant l'écheveau de ton
rouet.
—Il est vrai qu'il y est venu. Il était
affamé et rompu de fatigue. Je lui ai fait une soupe, il a dormi deux heures
dans un lit et il est reparti après avoir embrassé sa mère. Du reste, entre et
cherche toi-même. Voici les clefs.
Thérésa
revint à ses parents et cousins, et elle les consulta. L'un d'eux, un berger du
Niolo, couvert de son «pelone» en poils de chèvre et qui semblait fort écouté
des autres, fit trois pas en avant et dit à voix haute:
—Giulia Tafani, si ton fils n'est point
dans sa maison, où est-il? Veux-tu, le dire à moi, Pierre Gravona, du Monte
Cinto. Tu me connais, tu sais que je ne révélerai pas le secret aux gendarmes.
Giuseppe
s'y était, en effet, réfugié. Il faut avoir constaté par soi-même combien la
loi de l'hospitalité est puissante dans l'île de Sampierro et de Paoli pour
comprendre l'effet extraordinaire que produisit le geste de la mère, livrant à
la vertu même de la race le problème de ce meurtrier caché chez les vengeurs de
sa victime. Un Montaigu sous le toit d'un Capulet. Giuseppe devenait sacré pour
la Thérésa. A la nouvelle, propagée de bouche en bouche, Sartène vibrait
littéralement d'enthousiasme, et je vis perler une larme aux cils du brave
beau-père de Bidel, dompteur de fauves.
La
situation était poignante. Il fallait que Thérésa renonçât à rentrer chez elle
ou que Giuseppe en sortît, de gré ou de force. Le berger conseilla la ruse.
Après quelques mots échangés à voix basse avec sa cousine, il se mit à souffler
sur les pommes de pin pour en raviver la flamme, et il lui en redressa la
torche au poing. Elle s'était retournée, et elle allait à présent sur sa propre
maison, hagarde, le front découvert, résolue, terrible.
Mais
tout à coup, d'une fenêtre en guillotine, un paquet ficelé d'une corde se
déroula doucement, lentement, sur la muraille, et vint se poser devant la
veuve. C'était le petit Orso que le bandit renvoyait à sa mère, afin qu'à l'âge
voulu il fit honneur, à son tour, à la sainte vendetta, justice rapide et sans
phrases de son pays, berceau de l'auteur du Code.
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