CONTES FÉERIQUES ET RUSTIQUES
On lit
dans les journaux allemands de la semaine: «Notre célèbre naturaliste Lutz de
B… vient d'être tué en duel par le philosophe darwiniste Wilfried M…. Cette
mort semblera d'autant plus douloureuse que la cause du duel était en elle-même
futile.»
Sous un
genêt, à la lisière du bois qui sert de promenade aux habitants de la petite
ville de C…, un scarabée dormait dans l'ombre tremblotante. Le temps était
radieux, car la fin de mai à été clémente en Allemagne. Le soleil submergeait
la plaine et les houblonnières. Advint Lutz, le savant naturaliste. Les
naturalistes marchent silencieusement, coiffés de panamas à larges bords, et
ils fouillent buissons et haies avec des pinces d'acier souple.
Tout à
coup Lutz tomba en arrêt et on l'entendit s'écrier: «Scarabeus mirobolans!» Sur
quoi le coléoptère effrayé s'envola. Par les prés, par les futaies, à travers les
fougères, Lutz courait, sautait et trébuchait, sans quitter sa proie des
lunettes. Quelle chasse!
Il
arriva ainsi au bord d'un étang où Wilfried, le darwiniste, était assis, les
pieds dans l'eau, et étudiait les moeurs des libellules, amoureusement.
Pour
toute réponse, Lutz, entr'ouvrant la boîte de fer blanc qui lui battait sur les
reins, montra que le Mirobolans manquait à sa collection. Et il reprit sa
chasse autour de l'étang.
Bourdonnant
de terreur, éperdu et l'élytre fou, le pauvre scarabée tournoyait sur le miroir
et il ne savait plus où il allait. Il entendait autour de lui siffler dans le
vent le filet du naturaliste. Hélas, un mur blanc!…
Le mur
blanc comme la neige des pôles resplendissait au plein midi. Le scarabée s'y
heurta et tomba dans l'herbe. Là, brisé, et reployant ses petites pattes
meurtries et ses ailes inutiles, il demeura immobile et le coeur gros,
comprenant que sa dernière heure était venue.
Lutz le
tenait entre ses doigts maigres, et il était content. Une dernière ruse, le
scarabée la tenta: il fit le mort. Pauvre ruse de bête! Le naturaliste prit
dans sa boîte une épingle, longue, longue comme une lance, et la lui enfonça dans
l'aile gauche, et le satin de l'aile craqua. Ainsi transpercé d'outre en outre,
le Mirobolans fut fixé sur le liège. D'abord il ne remua pas, dans l'étonnement
de sa douleur. Et puis voilà que tout son pauvre petit corps d'émeraude et d'or
frémit; il agita les pattes en une convulsion, et on sentit que s'il avait eu
une voix, il aurait poussé un cri épouvantable.
Il
balançait la tête de bas en haut, comme pour s'élancer, et il cherchait un
point d'appui pour s'arracher de la lance. Mais partout l'air, rien que l'air,
l'air tout à l'heure encore sa joie et sa vie, mais à présent l'air traître et
complice, l'air élastique et sans prise.
Et dans
cet air, l'odeur méphitique du camphre qui montait et l'asphyxiait et
l'empoisonnait lentement…. Wilfried s'était levé: il était très pâle. Il
marchait vers Lutz, accroupi sous le mur blanc. Tout proche du scarabée et
presque à sa portée, les rebords de la boîte s'étendaient. Oh! pour les
atteindre, quels efforts terribles! Mais il ne parvenait qu'à tourner sur l'épingle,
dans sa plaie, comme une girouette au vent, et de plus en plus il s'enfonçait
dans le pal, vers le lit de camphre délétère. Wilfried allait d'un pas rapide,
comme pour le secourir.
Autour
du supplicié les libellules, les belles mouches bleues, les papillons bariolés,
les hannetons curieux, voltigeaient pleins de pitié, car les bêtes s'aiment
dans leur impuissance. Et puis le doux bruissement des feuilles, les danses
hiéroglyphiques des rayons, les clapotements du lac, le printemps, l'amour, la
vie partout, et lui, fixé, le coeur traversé d'une longue lance immobile,
hélas, mon Dieu, quelle torture!
Lâche
est une grosse injure, et un soufflet appelle la mort. Comme ils étaient tous
deux ardents et forts, ils entrèrent dans le bois, et ils s'arrêtèrent dans le
silence d'une clairière, sombre et sans horizon. Lutz, l'âme gonflée de rage,
la joue rouge, tenait de la droite une épée et la brandissait furieusement. Le
philosophe, calmé, songeait au scarabée, son frère, qui était mort, et il
appuyait la pointe de son arme sur le sol verdoyant, espoir des trépassés. Le
soir venait. Un rossignol chanta.
Le
rossignol chanta la mort du scarabée sur un mineur grave et solennel; puis
reprenant en majeur, il entonna je ne sais quelle marche guerrière qui excitait
à la vengeance. Et le duel commença au milieu d'un choeur général de tous les oiseaux
de la forêt, amis et admirateurs du magnifique Mirobolans.
Lutz
était vigoureux et retors. Wilfried, frêle, était brave. Au premier choc l'épée
malhabile de celui-ci sauta de sa main dans une fougère et il se vit désarmé.
Le choeur des oiseaux redoubla de vaillance, et le darwiniste, la tête baissée,
songeait à son frère, le scarabée, qui gisait, roide, sur l'horrible épingle.
Lutz s'approcha pour frapper son ennemi.
Et,
bondissant sur son épée, il la ramassa et fondit sur le savant cruel, à
l'improviste, la pointe en avant. Et lui, le savant doux, il le transperça à
son tour, de part et d'autre, de telle sorte que la lame ayant rencontré le
tronc d'un chêne-liège, s'y ficha. Le cadavre de Lutz resta debout, retenu par
la garde du glaive.
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